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La Une CED

Clore (4), par Didier Ayres

Ecrit par Didier Ayres , le Vendredi, 27 Novembre 2015. , dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

On peut considérer que les paroles qui suivent sont du même ordre que les précédentes, avec quelque chose en moins, comme si le texte diminuant, se densifiait et allait vers l’essentiel. Donc, il est tout à fait envisageable que l’acteur s’adresse directement au public, par exemple depuis un proscenium, comme si l’acteur pouvait parler aux spectateurs sans la convention de la scène, un peu comme le font les orateurs des Speakers’ Corner à Hyde Park. En tous cas, on doit sentir que quelque chose a changé dans la manière dont évolue l’action.

J’ai un peu peur. Vous savez comme dans Vargtimmen, où le peintre écoute cette minute. Écoutez. Vous entendez ? Cette minute. Juste pour se contempler, les yeux dans les yeux. Pour être convaincant. De la dépression. C’est comme cela que ça s’appelle. Pour moi, il y a une force, un mouvement violent, une puissance en surcroît, qui permet de poursuivre, vous savez, quelque chose comme le struggle for life. Une lutte. Parce que la mort n’a aucun attrait. Non, c’est juste un peu de peur. Le trac. Pour finir, on a tous conscience que ce n’est pas une invention, je veux dire, mourir. Le trépas, c’est ça, en vérité, que l’on redoute. Toi ? Moi ? Nous ? Nous. D’accord, nous. Le trépas c’est le trépas et c’est justement ce qui fait peur parce qu’avec la mort, tout est déjà fini, on ne peut rien regretter, mais au moment de disparaître, on croit que l’on peut changer encore, que l’on peut reprendre souffle. Écoutez. Écoutez ! Cette vieille chanson irlandaise. L’univers est trop petit. Trop confiné. C’est moche, non ? De mourir. C’est moche, n’est-ce pas ?

Clore (3), par Didier Ayres

Ecrit par Didier Ayres , le Mardi, 24 Novembre 2015. , dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

 

On comprend les personnages à mi-mots. Non, ce qui est intéressant, c’est l’énergie qui pousse les acteurs à se quereller pour des questions de virgule. Car il va de soi que les personnages sont peu ou prou concernés par le monde littéraire ou théâtral, voire artistique tout bonnement. On imagine ainsi que cette certaine violence est bien remarquable à ce groupe d’individus si particuliers que sont les artistes.

 

Ça va ?

Que veux-tu que je te dise, il boit.

Tu me suis ?

Oui. Viens.

Il me doit de l’argent.

Clore (2), par Didier Ayres

Ecrit par Didier Ayres , le Vendredi, 20 Novembre 2015. , dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

 

Comme dans les cloîtres italiens, là, autour d’un jardin. J’ai connu des difficultés morales très graves, et j’ai même été hospitalisé chez les aliénés durant mon voyage en Italie. Mais, ce qu’il me reste, ce sont des images extraordinaires, la chambre d’hôtel devant Pise, et la clarté de la Voie Lactée, l’impression d’être du cristal, moi-même, délicat comme du cristal. C’est évidemment impossible à connaître dans un état normal. Mais, là, tout paraissait vrai, beau et vrai, même si après j’ai été très malade et qu’il a fallu me désintoxiquer.

Téléphone ?

Je ne crois pas.

Si, téléphone. Téléphone !

Non, la pluie.

La pluie ? La pluie. Comme c’est drôle.

Que dire ?, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Jeudi, 19 Novembre 2015. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

 

La nouvelle est tombée de nuit, sur ma tête, à Brooklyn. Une peur noire, étouffante, sèche. Car j'étais algérien, et je savais ce que cela signifiait, une guerre : la ruine de l'humain, la rupture, le triomphe des aveuglements. Quelque chose que je vois se dessiner depuis des années au coeur du monde pour le tuer. Je me suis donc senti traqué, acculé, pestiféré à cause de ma géographie : j'étais entre le monde qui tue et le monde qu'on assassine. À quoi pouvaient servir désormais des gens comme moi en temps de guerre ouverte ?

Ma première inquiétude, après le choc des morts, était la nationalité des tueurs. Car, aujourd'hui, le tueur tue sa victime mais aussi son pays d'origine.

Le plus dur était de réagir. Et il ne resterait rien à dire justement. La condoléance est usée et proclamer son indignation était insuffisant, banal, comme serrer la main d'un mort. L'humanité n'avait pas ma peau et le barbare avait mon visage. Toute la tragédie de l'otage. J'étais un homme brun entre deux rives, vendeur d'une vision du monde que démentait la déflagration. Ce cri, je l'entendrais souvent et il me terrorisait, « Allahou akbar », Dieu est grand. Et là, il venait encore de retentir, dans la bouche des tueurs, pour faire rétrécir le monde, apportant accusations, racismes, méfiance, insultes et cadavres. « Dieu est grand » vous fait sentir petit et présage la mort, pas l'extase face à une divinité.

Le 11 septembre permanent et ses effets calculés, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mardi, 17 Novembre 2015. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

La nuit tombe très tôt à New-York. Et c'est sur le pont de Manhattan, dans un taxi, que le chroniqueur a essayé de trouver des mots après avoir appris que Paris brûle. Difficiles à trouver dans le débris de la stupéfaction. Les immeubles de Manhattan, reflétés par les eaux, étaient brillants mais l'esprit était obscur derrière la vitre de la voiture qui déroulait le monde nocturne. Une première pensée, fulgurante, pour les morts, les siens, ceux que l'on connaît. Ce sont des quartiers fréquentés par des amis. Et soudain, la peur devient sécheresse. Comme on l'a longtemps éprouvé en Algérie durant les années noires : on est en deuil, au début, puis la mort revient si souvent qu'elle provoque le dessèchement. Puis arrive l'autre peur, égoïste mais humaine : quelle est la nationalité des tueurs ? Non pas qu'ils en aient une, mais parce que le couteau tue la victime mais aussi le pays où il a été fabriqué : des tueurs parmi les refugiés accueillis en Europe ces derniers temps, signifiait des dizaines de morts en France mais des portes fermées en Europe. Cela voulait dire la fin de l'accueil, le repliement du monde et donc la fin du monde pour ceux qui fuient la guerre. C'est la catastrophe de la solidarité et le triomphe des extrêmes. Un Occident noir, clos, en colère et qui refusera de partager ou d'éclairer. L'Occident est coupable d'humanité et de crime contre l'humanité : il est sujet et objet. Désir et refus. On veut le tuer et nous mourrons en même temps. On veut y vivre mais ne pas l'accepter.