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La Une CED

Le Jardin de derrière (20) Où on entend des choses

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 20 Avril 2015. , dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

 

Georges avait emprunté à Tobie son utilitaire et, le fût de poissons pourrissants bien calé à l’arrière, il se dirigeait à vive allure vers la déchetterie, répandant sur son passage une odeur pestilentielle.

Il avait quelques minutes plus tôt eu Hélène au téléphone, encore retenue à Paris pour une quinzaine. Elle avait paru déroutée par les récents événements que les propos de Georges, un peu décousus, lui faisaient entrevoir.

– Mais les enfants vont bien ? répétait-elle.

Et Georges d’acquiescer, de repartir sur une histoire de poissons morts, de parler d’une procession, de gars avec des capuchons, d’un nommé oncle Tobie et d’un abri antiaérien où ils auraient dû se terrer pour échapper aux encapuchonnés. Hélène appuyait avec force le téléphone contre son oreille en tripotant nerveusement son collier de l’autre main : « Et tu ne veux pas que je vienne ? Les enfants vont bien ? » Il ne voulait pas qu’elle vienne, les enfants allaient bien. Il fallait qu’il y aille, il avait des poissons à amener à la déchetterie.

Le sort fait aux femmes révèle la liste des peuples maudits (Kamel Daoud)

Ecrit par Kamel Daoud , le Jeudi, 16 Avril 2015. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

 

 

Farkhunda. Le prénom, presque, d’une terre. Ou d’un royaume ? Ou d’une légende ? C’est le prénom de la femme afghane lynchée par la foule, filmée, puis jetée au fleuve Kaboul, dépecée et brulée, il y a une semaine. Il fallait voir ces images sur Internet : des policiers qui se croisent les bras, un Afghan qui filme, une meute qui s’acharne sur une masse sombre : la femme accusée d’avoir brûlé un coran. A un moment, un homme arrive et se met à la frapper avec un seau. Un autre avec une planche. Poussière. Atroce. Sentiment de terreur et de honte.

Plus tard, quand retombera la poussière, le ministère afghan de l’Intérieur précisera qu’elle n’était coupable de rien : ni d’avoir brûlé, ou piétiné ou déchiré un Coran. Juste d’avoir été une femme. Farkhunda. On tente d’imaginer ses derniers moments, sa douleur sous le piétinement, ses cris, sa sombre solitude.

Je vous construis le paradis ! par Amin Zaoui

Ecrit par Amin Zaoui , le Mercredi, 15 Avril 2015. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

 

Aujourd’hui, j’ai décidé de construire le paradis. Et pour construire le paradis, un vrai paradis, il faut avoir les ingrédients adéquats et nécessaires : humains, angéliques, diaboliques, matériels et textuels. Parce que je l’ai toujours imaginé en forme d’une vaste et riche bibliothèque, donc pour ériger le paradis, le vrai paradis, il me faut des livres, beaucoup de livres humains et divins. Les meilleurs livres de tous les siècles et de tous les Cieux. Des livres dans toutes les langues. Même ceux écrits dans les langues des oiseaux. Dans toutes les disciplines et dans toutes les indisciplines ! Et beaucoup de manuscrits ornés et calligraphiés par les plus grands maîtres du calame à l’image d’El Wassiti et Ibn Moqla.

La bibliothèque, même avec ses milliers de livres et manuscrits, sans la présence des poètes, elle n’est qu’espace mort. Mausolée abandonné. Donc j’ai décidé d’inviter les poètes pour occuper mon Éden. J’ai établi une liste des meilleurs faiseurs de mots ou de papillons. Je les ai classés par ordre de mérite c’est-à-dire par ordre de malédiction. La « malédiction poétique » est un critère littéraire déterminant dans mon choix. Et parce que le paradis est un espace de liberté, j’ai laissé la liste ouverte.

Le Jardin de derrière (19) Où cela commence à puer

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 13 Avril 2015. , dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

 

Deux jours plus tard, à 7 heures du matin, Louise déboula dans la chambre de son père en criant sur une note aiguë : « Papa, ça pue ! » Le ton était outré. Georges ouvrit péniblement les yeux, se frotta le visage, et fut assailli par l’odeur. Ça puait, pas de doute. Une nouvelle fois, il enfila hâtivement un pantalon et des baskets pour se précipiter vers le bief. Sur le fond recouvert d’une fine couche de vase, les gros poissons noirs se débattaient faiblement dans la lumière du matin. Le bief était à sec. Et sous le soleil déjà chaud, ça puait, ça puait sérieusement. Louise, écœurée, rentra dans la maison, tandis qu’Isabelle, réveillée par l’odeur, apparaissait en haut de l’échelle et arrivait sur le bord du bief, en tongs et tee-shirt XXL. « Waouh, s’exclama-t-elle, chez vous, c’est un peu les portes de l’enfer. Cela dit sans offense ». Georges n’était pas offensé. Il regardait les monstres noirs à l’œil vitreux se décolorer sous le soleil, comme pourrissant à vue d’œil. Les ouïes ne palpitaient plus qu’à peine. L’odeur semblait gagner en puissance de seconde en seconde, répandant une véritable pestilence sur le voisinage. Aucun mécontent ne se manifesta pourtant, pas même Mme Chaussas ou un vigilant voisin.

Carnets d’un fou : XXVI (mars 2015)

Ecrit par Michel Host , le Samedi, 11 Avril 2015. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

 

(Pour la nouvelle présentation de ces « Carnets », lire la première page des Carnets d’un fou-XXIV)

 

« La Bibliothèque n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Mais un climat, mais un haut lieu. Elle fascine, elle envoûte, elle fait des vocations. Cent vingt kilomètres d’imprimés y plongent trois cents chercheurs dans de chastes ivresses. Quand on les a connues on n’en guérit jamais ».

Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne, I, p.87

 

# Il y a eu (des paléontologues le prétendent) un homo habilis et un homo faber. Je veux bien. Tranche-biftecks en silex, armes de poing et de main. Puis vint, dit-on, homo sapiens. Là, je l’avoue, c’est se vanter au-delà de toute raison. Pourquoi alors les flèches et les arquebuses ? Quant à prétendre qu’il fut suivi de homo sapiens sapiens, c’est vouloir cacher la laideur de ses pieds sous la roue du dindon.