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Ecriture

Les travaux et les jours 10 (extraits) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 23 Mars 2020. , dans Ecriture, La Une CED, Bonnes feuilles

 

 

La mère

Alors que la banlieue lui semblait un lieu de changements perpétuels où, comme dans un film en accéléré, les grues ne cessaient jamais d’arracher à des tas de décombres des résidences flambant neuves aux noms de villes romaines, Paris, au fil de ses promenades du week-end, lui paraissait inchangé depuis ses années d’étudiante, et elle retrouvait chaque fois la même lumière du ciel près de la Seine, la même rumeur, les mêmes odeurs d’essence et de platanes. Seule la situait dans le temps la prolifération aux terrasses des cafés de ces petits tubes de plastique soufflant comme une haleine une incolore vapeur blanche, qui faisaient de ces modernes fumeurs de très discrets joueurs de pipeau.

Diane & Artémis (par Catherine Boré)

Ecrit par Catherine Boré , le Lundi, 09 Mars 2020. , dans Ecriture, Nouvelles, La Une CED

 

Bien avant d’arriver au square, Mme Sanders sentit une appréhension. Elle serra plus fort, à sa droite, la main de sa fille aînée, Clarisse, et s’accrocha à la poussette où dormait son petit Eugène. La corvée commençait : c’était l’heure de la promenade au jardin public. Celui-ci apparut au bas de la rue, enclos dans les barrières vertes que bloquaient deux adolescents nonchalamment installés à califourchon. Il faudrait leur dire de partir. Elle savait que le groupe de jeunes était déjà éparpillé sur les pelouses, bruyant, prêt à en découdre avec n’importe qui. Au moment de passer la barrière, elle fut légèrement bousculée par les deux garçons, qui avaient sauté trop près de la poussette, et s’étaient sauvés en riant très fort. Eugène, réveillé, se mit à crier.

Devant elle apparaissaient les premiers toboggans. Pas un banc libre alentour. Le soleil tapait fort, en ce début d’avril, et Mme Sanders regrettait d’avoir gardé son pull sous sa veste d’hiver. Tout le monde était déjà bras nus ou en tenue légère. Elle aurait dû mettre une robe. Et si seulement Eugène pouvait cesser de hurler ! Elle le sortit de la poussette et lâcha la main de Clarisse. Comment faisaient les autres mères pour surveiller simultanément deux enfants ? Il était impossible de s’occuper de l’un sans commettre une grave imprudence, qui pouvait être fatale à l’autre.

Sur Azur noir d’Alain Blottière - Histoire chancelante (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Vendredi, 28 Février 2020. , dans Ecriture, La Une CED

 

Il est rare qu’à seize ans, dans un été parisien caniculaire, on craigne de devenir aveugle, des filaments, des taches, des voiles sombres obscurcissant la clarté désolante du monde. Il est rare qu’un malicieux hasard vous fasse habiter 14 rue Nicolet dans l’immeuble même (1) où M. Paul Verlaine, communard pardonné et poète, Mme Mathilde Verlaine née Mauté et Mme Mauté de Fleurville ont accueilli, fin septembre 1871, M. Arthur Rimbaud, poète lui aussi, et de quelle façon ! et fugueur. Il est rare (on s’appelle Léo et on commence à écrire des vers parnassiens dans lesquels se distingue la curieuse influence d’Olivier Larronde) qu’on voie Verlaine trembler dans son salon puis rejoindre quelques jours plus tard le trublion ardennais dans la lingerie (c’est à présent, nouveau splendide hasard ! la chambre de notre Léo) où on lui a dressé un lit et où une poitrine et un dos imberbes sont étreints et caressés. Pour Léo, ange pasolinien à sa manière, une voisine qui a l’âge de sa mère et dont l’appartement correspond à la salle à manger des Mauté puis son professeur de français caresseront et étreindront tour à tour sa nudité lisse.

Les travaux et les jours 9 (extraits) - La fille (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 10 Février 2020. , dans Ecriture, La Une CED, Bonnes feuilles

 

Devant l’ordinateur familial, elle s’amuse, par la grâce de Google Street View, à se couler dans les rues de sa ville qui, au fil de sa progression saccadée le long de chaussées ensoleillées et désertes, prend les allures étranges, presque inquiétantes, d’un décor de jeu vidéo. Dans les silhouettes fugitives capturées par la Google car, il lui semble parfois reconnaître un être familier. Certaines adresses, certains morceaux de rue sombrent dans l’inconnaissable, le logiciel montrant obstinément, à la place de telle boutique, de tel immeuble, l’entrée d’un parking souterrain ou une façade aveugle, comme si ce point de l’espace avait été effacé, avalé, ou – pour l’entrée du parking – remplacé par cette sorte de portail illusoire vers un autre monde, appel toujours frustré à aller en-dessous, derrière ces images en trompe-l’œil. Pourtant, devant la maison d’une amie, elle ne peut s’empêcher d’attendre l’apparition de son visage, là-haut, entre les rideaux bleus de sa chambre, avec un vague sentiment d’effroi à l’idée, de croiser, à travers l’écran, son regard.

La phrase de monsieur Proust – Histoire dévote (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mardi, 07 Janvier 2020. , dans Ecriture, Nouvelles, La Une CED

 

La phrase de monsieur Proust est dense, lente, nombreuse. Elle ressemble au mouvement de ses fines mains dont s’est souvenue Céleste Albaret, à sa conversation dont nous avons tant de témoignages. Mais elle n’a en vérité aucun rapport avec ses mains ou sa conversation : n’écrivent comme ils parlent que les écrivains médiocres – plût au Ciel que nous parlions quelquefois comme nous écrivons. On peut la comparer à une promenade en forêt quand s’ouvrent de nouveaux sentiers ; à une marche sur une crête d’où s’aperçoivent des trouées où le vent plonge. Il arrive qu’on s’y perde. On aurait scrupule à l’interrompre. On ne la comprend pas toujours. On lui demande alors de s’expliquer, de se répéter, ce à quoi elle renâcle, aussi polie soit-elle. Elle est à l’occasion méchante. Elle n’est pas systématiquement gaie. On admire à d’inégales fréquences ses lointains mélancoliques, ses gloussements moqueurs. Comme les maisons de nos vieilles tantes dans nos enfances imaginaires, elle a des entresols et des paliers qui demeureront inexplorés. Il y a des pièces pour y accueillir nos camarades, d’autres pour y boire un tilleul, d’autres encore pour y dormir ou s’y livrer à des amusements réprouvés par la Morale. Ses odeurs de fleurs séchées, de pré humide, de cave, de grenier provincial, d’intérieur d’église, de choses anciennes que l’on n’a pas aérées depuis des mois comblent ou rebutent.