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Ecriture

L'Arbre aux secrets 11 (chap. XII & Fin)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 17 Octobre 2011. , dans Ecriture, Nouvelles, Chroniques Ecritures Dossiers, La Une CED

Fin

Rose bat des paupières, regarde autour d’elle, hébétée. Une silhouette blanche à ses côtés s’évanouit dans les airs, avec des nattes brunes, des larmes séchées sur les joues. Rose aussi a pleuré. Elle descend à pas lourds l’escalier.

Elle jette un coup d’œil dans la chambre de sa mère : personne. Elle entend un bruit, en bas : elle descend au salon. Sa mère, une blouse blanche nouée autour de la taille, est debout devant sa table à dessin, une ride profonde barrant son front, un pinceau à la main, de l’encre plein les doigts.

À terre, tout autour d’elle, des feuilles de papier. Une ronde, un arbre grimaçant dans lequel un enfant tombe à la renverse, une petite fille la main sur la bouche, les yeux écarquillés. Partout le même dessin à l’encre, dix, vingt fois répété. Sa mère qui le peint, encore et encore, très vite, à l’encre. Puis le rythme se ralentit. Le pinceau s’attarde sur un détail, un visage, une bouche d’enfant, une branche d’arbre. Il ajoute une ombre, une indication de mouvement… Le décor soudain change : c’est toute la forêt, un renard à la langue pendante à moitié caché derrière un buisson, puis une page d’herbier, avec dans le coin haut de la feuille un château. C’est ensuite une maison tranquille en lisière d’une forêt, un homme jeune encore courbé sur une canne.

L'Arbre aux secrets - 10 (Chap. XI)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Mardi, 04 Octobre 2011. , dans Ecriture, Ecrits suivis, Chroniques Ecritures Dossiers


Rose courait dans les couloirs du château et le bruit de sa course résonnait tantôt sur le bois, tantôt sur la pierre, tantôt était étouffé par de moelleux tapis ou des peaux de bêtes. Elle ouvrait brusquement des portes, dévalait des escaliers, traversait des cours et des jardins. Malgré sa colère envers Victor, qui était à ses yeux responsable de la maladie de sa mère, elle ne pouvait s’empêcher d’être émerveillée par les visions qu’il créait. Elle s’arrêtait parfois, fascinée, dans une serre emplie de végétations étranges et sombres où voletaient d’immenses papillons bleu azur ; une porte de placard à balais ouvrait sur une forêt de pins où se faisait entendre le bruit de la mer ; une porte énorme de chêne sombre révélait au contraire la minuscule échoppe d’un ancien chocolatier, où s’affairaient dans les effluves les plus suaves des enfants aux joues rougies par la chaleur du feu où fondait le chocolat.

En même temps, la vision de ces enfants jardinant, cuisinant, nettoyant, attelés aux plus lourds travaux ou aux plus délicats, serrait le cœur de Rose, bien qu’elle se dise, en même temps, que ce n’était qu’un rêve, une vision. Qu’avait-il pu arriver à Victor pour qu’il en veuille tant aux autres ? Quel drame affreux, qui avait perverti son imagination capable tout à la fois de créer des choses si merveilleuses et de les peupler d’êtres si malheureux ? S’il n’y avait pas eu ces enfants aux mines grises, tous pareils, sans nom, presque sans visage, on aurait pu passer sa vie dans le château de Victor.

La Grange-au-mort

Ecrit par Philippe Leven , le Mercredi, 28 Septembre 2011. , dans Ecriture, Nouvelles, Chroniques Ecritures Dossiers, La Une CED

Micro-nouvelle


Georges n’aimait pas son métier. Le devoir quotidien de véhiculer et respirer les immondices de la Ville de Paris côté Est n’a rien de vraiment excitant pour l’esprit. Ni de très présentable socialement derrière les zincs du soir. Le comble de l’amertume pour Georges était d’avoir à partager ces tâches ignobles avec les inévitables « bougnoules » que comptent les services municipaux de voierie dans toute cité digne de ce nom. Georges en était devenu aigre et ombrageux, parasité par des haines dont il avait lui-même souvent honte. Il évoquait parfois avec un serrement de cœur la brève période où, sortant du service militaire, il avait tenté avec un copain de monter un petit troquet à Pantin. Mais l’autre buvait, Georges n’avait guère le sens de la gestion, et tout avait sombré avec la rudesse des rêves meurtris. Depuis, il fallait vivre, et le service de nettoiement le faisait vivre. Plus ou moins. Il ne s’habituait pas à sa misère et son caractère en subissait des altérations profondes. Mustapha et Diallo, son équipage de la benne à ordures 7452 N de la Ville de Paris, en faisaient les frais avec la philosophie résignée qui vient heureusement aux souffre-douleur.

Quand Georges arrêta son véhicule à la hauteur des écluses St Martin, quai de Jemmapes, comme chaque matin ouvrable, il savait que ses deux « bougnoules » avaient une minute pour collecter les poubelles du secteur.

49 millions de baguettes pour 36 millions de personnes par jour

Ecrit par Kamel Daoud , le Dimanche, 11 Septembre 2011. , dans Ecriture, Nouvelles, Chroniques Ecritures Dossiers, La Une CED, Maghreb

« J'ai mangé. Au début, comme les autres : le pain, les sucres divers, les viandes venues de loin, de l'Inde à la bouche, les volailles et les herbes de toutes sortes qui absorbent le soleil en douce. Mais cela finit par me lasser et ne pas me suffire. J'avais une sorte de besoin impérieux de plus, de plus grand et de plus comble. Ma Mère appelait cela le serpent sans fin et mon Père disait que cela me mènerait vers la mort prématurée ou le basculement dans le vide, du haut des bords de la terre. Mais cela n'arriva pas et mon appétit me transforma. Il devint ma priorité, mes yeux, mon audace. Je pouvais suspendre ma respiration mais jamais ma mastication. Mon corps avait mué et je m'attendais, certaines nuits, à voir pousser sur mon dos des fourrures âcres ou des griffes inoxydables. Mon appétit était clair dans ses propos : soit je dévore, soit il me dévorait. Alors j'ai fini par revoir mon règne alimentaire et élargir ma gamme : j'ai mangé, en plus de ce mangent tous, le plâtre, les pierres rondes et bien polies qu'on retrouve en bord de mer, les restes de poteaux. Puis je devins moins regardant : j'ai mangé les morceaux de trottoirs disponibles et qui appartenaient à la commune. Les gens étaient obligés de marcher sur la route et les voitures d'attendre leur tour, quand je finissais un repas dans un village. J'ai alors mangé plus : les terres arables, les terres abandonnées sans collier, les lots de terrain à propriétaires en litige, les surfaces à contentieux et les assiettes sans affectations fixes.

L'arbre aux secrets - 9 (Chap. X)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Samedi, 10 Septembre 2011. , dans Ecriture, Ecrits suivis, Chroniques Ecritures Dossiers

Les maisons du village se succédaient à d’assez longs intervalles au bord du lac. Un chemin de terre rouge les reliait, de la même terre argileuse dont étaient bâties les maisons, par ailleurs toutes identiques, d’après ce que Rose pouvait en juger. Toutes identiques, toutes vides. À peine une assiette laissée sur une table ou un haillon jeté sur le lit ou le dossier d’une chaise témoignait-il qu’à la nuit – mais comment différenciait-on ici la nuit du jour ? – ces maisons devaient être habitées.

Sur l’autre rive, les maisons d’argile rouge se suivaient de la même façon, à la queue leu leu, comme leur reflet sorti de l’eau noire. Aussi vides, aussi silencieuses que les maisons originales. À moins que de ce côté-ci également, ces maisons ne soient que des reflets, des illusions, un mirage monté de l’eau…

Rose regardait le château, posé sur son arche de pierre, au-dessus de la rivière. Il paraissait vide, lui aussi. Tout était silencieux. Juste le bruit de l’eau, de plus en plus fort à mesure que Rose se rapprochait du château et de l’arche sous laquelle elle se précipitait furieusement, sa phosphorescence devenant une brume étincelante qui enveloppait le pied du château. Lorsqu’elle fut tout près, Rose aperçut une volée de marches humides taillées dans la pierre, qui permettait d’accéder à une esplanade glissante et de là à une porte.