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Les Chroniques

Watertown, Frank Sinatra, Reprise, 1970 (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal , le Mercredi, 19 Mai 2021. , dans Les Chroniques, La Une CED, USA

 

Et si on célébrait un sublime et bref roman américain, peu importe qu’il s’agisse d’un album de musique pop publié par Frank Sinatra ? Après tout, Bob Dylan a été nobélisé, Bruce Springsteen est l’un des meilleurs nouvellistes américains (et Nebraska son plus beau recueil, épuré et pourtant riche en histoires qui se déploient dans l’imaginaire de l’auditeur), Leonard Cohen (canadien, mais américain d’adoption) est un des plus vibrants poètes du XXe siècle, Joni Mitchell a écrit et interprété de pures merveilles d’élévation, Townes Van Zandt a écrit avec Kathleen une des plus belles tragédies amoureuses du vingtième siècle et The Cuckoo vole aile à aile avec le Corbeau de Poe – et la liste pourrait continuer, au fil des soirées passées en compagnie de disques qui sont autant d’amis.

Alors, oui, Watertown, publié en 1970, est un grand roman américain, et pourtant universel – et quiconque a ajouté « comme tout grand roman américain » a raison, mais peut retrancher le « américain », tant qu’à faire.

Allah et les mosquées cinq étoiles (par Amin Zaoui)

Ecrit par Amin Zaoui , le Mardi, 18 Mai 2021. , dans Les Chroniques, La Une CED, Maghreb

 

Dans toute religion, monothéiste, polythéiste, bouddhiste, ou celle des anciens Égyptiens, le croyant essaye de créer l’image de dieu en s’inspirant de sa propre image. Le fidèle veut un dieu à sa guise, à sa taille, à sa culture, à ses fantasmes et à son caractère.

À travers l’histoire des religions dans le monde, le fidèle à toujours désiré que les habitations de dieu soient à l’image de ses propres habitations : hautes, immenses, puissantes et résistantes aux temps ; dans notre monde les belles mosquées sont construites à l’image des palais du gouverneur, du calife, du président, du roi, du chef de tribu.

Le cadre d’une vie divine est calqué sur le cadre de la vie humaine. Élever une mosquée cinq étoiles, dans la tête du gouverneur islamiste, c’est construire ce lieu à l’image de son palais présidentiel, son château, sa somptueuse villa… Les choix architecturaux et les goûts urbanistes se ressemblent ; dans les deux cas, on trouve beaucoup de lustres.

Une Épiphanie, Alexis Bardini (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Lundi, 17 Mai 2021. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Une Épiphanie, Alexis Bardini, Gallimard, mars 2021, 104 pages, 12 €

 

Poème au carré

Le livre d’Alexis Bardini m’a interpellé, autant par le régime poétique de son texte, que par le nombre de réflexions à quoi convie ce recueil. Du reste, l’aspect intellectuel de l’ouvrage prend souvent le dessus, ce qui m’a entraîné, dans ma prise de notes, à revenir davantage sur l’intellection du poète sur son travail, qu’à me concentrer sur une étude musicale de cette herméneutique. C’est en cela que le poème est au carré, multiplié par sa propre substance, sa force. Et dans cette architectonique des vers, il me semble que recueillir le monde dans sa netteté importe moins à A. Bardini que de définir l’acte qui le lie à son énoncé. En un sens, le but latent et supposé en général de l’occupation poétique, celle de rendre acceptable l’univers qui entoure le rédacteur et le lecteur, en passe dans ce livre par une conception du monde comme phénomène de l’écriture, comme si l’écriture enveloppait plus que le simple monde lui-même.

Serge, Yasmina Reza (par Mona)

Ecrit par Mona , le Vendredi, 14 Mai 2021. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Roman, Flammarion

Serge, Yasmina Reza, Flammarion, janvier 2021, 234 pages, 20 €

 

Le rire, les larmes et la judéité

A contre-courant de l’assignation au genre, dans son dernier roman, Serge, Yasmina Reza se met dans la peau des hommes (Serge et son frère, le narrateur) pour nous conter les tribulations de la famille Popper, des Juifs d’origine viennoise avec « un demi-pied dans les milieux avant-gardistes, et un autre (également demi) dans la synagogue ». Ainsi vont défiler le père, Maurice, et ses maîtresses, ses deux fils à la soixantaine, farouches individualistes aux vies sentimentales compliquées : Jean, le narrateur, son ex, Marion l’hystérique, Serge l’infidèle, chassé du foyer par Valentina, l’italienne inflexible. Leur sœur, Nana, l’épouse du gauchiste Ramos, et Serge, s’insultent pour des peccadilles. Tour à tour insolent et extravagant, grave et gai, doux et amer, le roman irrégulier et désordonné dégage une belle énergie avec pour vague intrigue un périple mémoriel à Auschwitz-Birkenau.

A propos de Bartleby, le scribe d'Herman Melville (par Jacques Desrosiers)

Ecrit par Jacques Desrosiers , le Mercredi, 12 Mai 2021. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, USA, Roman

Un siècle et demi après sa parution, j’ai lu la fameuse nouvelle d’Herman Melville, Bartleby, the Scrivener (Bartleby, le scribe). L’auteur de Moby Dick est un géant dans l’histoire de la littérature. Camus le plaçait au-dessus de Kafka parce qu’il voyait chez lui une part de lumière absente chez le second. Mais cette clarté lui venait, selon Borges, de la « curieuse lumière ultérieure » que Kafka projetait sur lui. Une chose est certaine, il ne fait pas très clair dans Bartleby, encore que tout dépende de la lecture qu’on en fait.

Embauché comme copiste dans un cabinet d’avocat de Wall Street, Bartleby se montre vaillant au début, mais un jour où l’avocat lui demande de comparer un document avec ses collègues, il répond : I would prefer not to. Par la suite, peu importe ce qu’on lui demande, cet homme calme donne toujours la même réponse. Il n’accepte pas ni ne refuse, mais dit préférer ne pas le faire. Bientôt il ne fera plus rien, se contentant de regarder le mur aveugle en face du bureau, et s’enfermera dans le silence. Un matin, l’avocat se rend compte que Bartleby a dormi à l’étude, qu’il n’a nulle part où aller et n’a pas l’intention de partir. Il lui propose divers accommodements, il pourrait venir rester chez lui ? Non, il préférerait ne pas. Il répond toujours avec douceur, c’est un homme paisible, pâle, mélancolique, sans colère, à peine ironique. Mais voilà, il ne fait pas ce qu’on lui demande et devient fort dérangeant. Tout cela finira mal (La version originale de Bartleby est en accès libre.)