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Matière d’Outre-Atlantique Emmanuel Laugier : Poèmes du Revoir américain (par Alain Mascarou)

le 22.08.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Matière d’Outre-Atlantique Emmanuel Laugier : Poèmes du Revoir américain (par Alain Mascarou)

 

ou petit feu gitan ordinairement muet (1)

 

L’orientation des lectures d’Emmanuel Laugier révèle en lui rien de moins qu’un radiesthésiste, un détectoriste de métaux. Le poète est attentif à percevoir des ondes stimulatrices au secret des terres, des âges et des œuvres, d’Est comme d’Ouest. Qu’il s’agisse du tchernoziom fertile de Mandelstam dans Chant tacite, comme ici de Robert Creeley et de ses cavernes à peintures, ces références sont exemplaires d’un ressourcement en amont de l’histoire de l’homme. Elles jalonnent un exil libérateur – qui est aussi éloignement géographique pour le Revoir américain. Le paradoxe d’ailleurs se redouble, à constater que le créateur avait anticipé les découvertes du lecteur : l’auteur de L’Œil bande, des Crâniennes, explorait déjà à travers ses motifs et modes d’écriture le filon d’une poétique du desserrement formel, mental, où l’oralité prend le pas sur l’écrit.

Le langage s’ouvre au souffle (rythmes), à l’ouïe (sons), au monde (espaces en mouvement), aux autres langages. Aussi tenterai-je de lire dans le Revoir une variation en hommage à la « nouvelle poésie américaine », conjointe à la poursuite d’une œuvre que ses écarts ramènent vers son centre.

Selon Charles Olson (1910-1970), « le poème est une énergie transférée » (2), soit une composition by field, un champ de tensions, cumulateur tant des dynamiques du langage (conduction du son, du souffle, pauses) que du réel : le poète est moins attentif à la description des choses, qu’à leur « résonance » dans l’espace de création, au point que le geste ordinaire (réajuster son pantalon après une miction, ramasser des gobelets de plastique) échappe à la banalité, appréhendé, capté qu’il est dans un devenir, où la matière la plus inerte est sujette à des modifications, à l’égal du vivant et du langage – c’est la leçon de l’objet-isme (3) impersonnel d’Olson, selon lequel « la mesure est la grille » (4). Leçon d’humilité, de relativité, la prise de conscience de ses limites ouvre la seule voie au sourcier en campagne : « s’il reste au-dedans de soi, s’il se contient dans sa seule nature tout en participant à une force plus vaste que lui-même, [l’homme] se mettra à l’écoute, et son écoute de soi lui donnera accès aux secrets partagés par les objets » (5) (qu’ils soient êtres, choses, paysages).

On le sait, le « vers projectif » est le détecteur du Black Mountain College (Olson, Creeley). Mais qu’on y prenne garde, il désigne précisément l’inverse de ce que Pierre Rosanvallon appelle la « parole projective », c’est-à-dire un discours électoral fermé sur lui-même qui requiert du citoyen une adhésion sans partage à un avenir programmé. Pour nos poètes, il ne s’agit pas de préempter le futur comme une conquête (à la Picrochole souvent), mais, ainsi que le confiait Robert Creeley (1926-2005) à Jean Daive, d’une « projection – jusqu’au bout de la terre. Le sens des actes ne fait pas que résonner, il ne domine pas. Il est spatial » (6). On ne saurait ni se garder davantage d’une falsification des rapports humains, ni mieux couper l’herbe sous le pied à l’hubris lyrique d’un verbe impérieux qui ligne à ligne, vers à vers, proclamerait son hégémonie au service d’un ego invasif. Le combat qui se mène est aussi bien au niveau de la création que de la conscience politique.

Or le principe dynamique de la « composition par champ » va être soumis à une tension accrue dans le travail de Charles Reznikoff (1894-1976), l’auteur de Testimony, enquête implacable sur les archives de la criminalité en Amérique. Reznikoff semble plus proche de la poétique conflictuelle d’Emmanuel Laugier. Voici d’ailleurs comment le poète du Revoir analyse l’écriture des deux « livres majeurs » de Reznikoff, Çà et là et Inscriptions, en des lignes qui pourraient définir sa recherche : « une confrontation des inflexions de voix et d’échelles, à l’intérieur des poèmes, ouvre un jeu de rapports inédits entre le singulier et l’universel, le présent et le passé » (7).

Mais en allait-il autrement dès L’Œil bande (1996) ? Non, justement. S’il illustre à sa manière le principe de « composition par champ », le premier livre d’Emmanuel Laugier accentue la difficulté d’une écriture aux prises avec l’hostilité objective du réel. La « bande » opère une mise en tension entre d’une part l’« ici », le « ralenti » de l’écriture, le « plan » des pages, l’« histoire » que la linéarité de l’écriture et la succession des plans mettent en forme, et d’autre part la béance qu’elles désignent. La pression physique, psychique, exercée de l’extérieur expulse toute intériorité. Corrélativement, il s’agit de se tenir au plus près du surgissement du phénomène verbal, par une écriture « à cru ». De cette zone de haute tension témoigne le traitement du verbe comme matière, en énoncés tronqués, intercalés, erratiques, elliptiques. L’effet d’étrangeté le plus frappant est créé par le temps dominant, le présent : présent de narration, si l’on veut, mais en même temps présent hallucinatoire, si rémanentes sont les impressions traumatiques et tant elles résistent à leur fixation, au point que – même si leur insistance en accuse la précarité – leur répétition en différé semble exercer un effet hypnotique sur le lecteur. On le voit, rien de commun ici avec la fluidité du présent en mouvement telle que Jean Daive (8) peut la noter chez Robert Creeley.

À l’inverse, par la parataxe et le lexique qui tire de sa pauvreté une force insolite, une rage, une énergie rebelle, se crée un espace instable d’exil, avec ses aridités, ses zones d’effondrement, et à distance le signal énigmatique d’un « petit feu gitan ». Le texte est par endroit lacunaire, vacillant entre étoilements de la vue et instants de clarté. S’il y a rapport entre sensations, c’est dans le sens d’une dysphorie, vers le déchirement de soi et du tissu du monde. Sans toutefois que le poète cesse d’œuvrer à leur reprise, ne serait-ce que par son regard critique et le constat porté sur la perte du lien avec l’humain et la nature.

Les Poèmes du Revoir américain s’inscrivent-ils dans cette continuité ? Au-delà, comment, tout en restant attentif aux propositions des poètes du Black Mountain College, Emmanuel Laugier s’ouvre-t-il à « un jeu de rapports inédits » ?

Le titre du livre inscrit le programme, que précise l’un des textes les plus brefs :

quelle tresse de mots

le mot voir discerne

dans la mémoire du présent sec

de l’indicatif

Le « présent sec » pourrait désigner celui d’un deuxième état de la perception : re-voir. Il s’agirait du présent de ce qui est vu, non de qui voit, soit d’une vision objective, et même « épique » du réel, au sens d’une distanciation critique. On rejoint ainsi l’objet-isme du poète théoricien de Projective verse, ainsi que l’expérimentation de la « sérialité » par Reznikoff.

L’immédiateté dédoublée, voire démultipliée en « tresse de mots » apparaît chez Emmanuel Laugier telle une pratique heuristique : elle met du jeu entre soi et l’objet-cible, ce que systématise la composition du livre, d’une rigueur toute mathématique : 25 poèmes pour la première partie, « notebook of iowa poems », suivis de 2 fois 25 poèmes. L’aspect « carré » de l’ensemble accuse l’absence de mise en relief ou d’effet : les deux autres parties s’intitulent sèchement « série notée plane » et « encoches » – une suite d’unités rythmiques précédées du deux-points :

radiations et cartons déchiquetés où ils dorment

ne dorment pas

Les poèmes sont en revanche de taille irrégulière, d’un bloc, ou des montages discontinus de deux pavés typographiques inégaux, comme pour rappeler la consigne de Pound : « Un vers est une constante et une variante » (9).

Par un de ces effets de miroir et d’échos chers à Robert Creeley, ce principe de composition « objective » et l’histoire du texte se renvoient l’un l’autre : le livre est rédigé dans l’après-coup du voyage d’Emmanuel Laugier et résulte d’un montage cup-ut à partir du paysage méditerranéen et du carnet de l’Iowa : solitude des champs de maïs/fermes isolées du midi. Les relevés de « l’ici » et de l’exil sont retravaillés au travers du prisme distanciateur et amplificateur des lectures américaines.

Soit en effet l’analogie musicale établie par Olson (10), entre d’une part « son » et « percussion » et d’autre part le ferment du poème, quel qu’il soit, et son éclosion. En ce cas, les notes sur le motif contiennent l’élément déclencheur, la parole-support, le « son », le la initial, dont la série est la « percussion ». De ce retraitement, qui implique le souffle et le rythme, provient l’élan, la dynamique de la phrase impulsée dans le cadre du poème – cadre extensif à la totalité du « notebook of iowa poems ». La mesure, souveraine, est rendue manifeste par l’enjambement, qui provoque les indentations, les enroulements de la phrase, et marque la reprise du souffle. Du retour du vers identique et changeant se dégage la loi du poème ouvert :

recommencer est transitif

Re-voir est aussi corollaire de « résonner », pour rappeler un des mots d’ordre d’Olson. La trame mémorielle est ici tissée de récurrences sonores, visuelles, cinétiques : le son des verres de plastique, répercuté de page en page, le tracé de la route – lacetrubans’immiscese love – le mouvement et la boucle de la ceinture qui tintinnabule avant de fermer : autant d’indices de la résonance, plus significative que le son qu’elle répercute. Leur entrecroisement désassemble et disjoint les traits d’une beauté im-plosante in-fixe.

Le rechargeur de cette énergie est l’acte de nomination, qui devient ici procédé de word-painting (G. M. Hopkins). Sa force d’abstraction (indications schématiques, abréviations, signes : à plats, mvt, graphe) construit le paysage avec puissance, retenue, mais aussi multiplie les effets chromatiques en désignant les couleurs par leur perception tactile, kinesthésique, comme des blocs d’énergie, des masses mobiles, radiantes, émettrices d’ondes d’amplitudes différentes. Ou bien c’est l’impression visuelle qui émane de la cellule sonore :

sillon d’une péniche

dans l’étirement même du silence qui le trace

Mais la rétine est aussi sensible aux états de dégradation de la couleur, au délavé, déteint, décoloré, autant de traits d’une métamorphose inachevable.

Dès lors la distance permet moins le dédoublement que la reconnaissance, l’adhésion à un réel rendu à lui-même : le regard se dessille, en quelque sorte « initié par sa proie », selon une loi de réversibilité qui opère le renversement du rapport perçu-percevant. Dans le trouble de l’insomnie, le voyageur traversé/traversant des champs de maïs de l’Iowa fait corps avec la route, par l’intermédiaire de sa monture – le van, ici fourgonnette, semble avoir gardé quelque chose de son originelle affectation au transport des chevaux. Ou bien une complétude se forme dans l’hétérogénéité, dévoile nouages, interpénétration des espaces, des règnes, désynchronisation des durées :

des indiens dorment

le long de leur sommeil

le bras du mississipi se coude

De même, la situation d’exil, d’étrangeté qui pourrait n’être que thème littéraire est ainsi constitutive de l’univers d’Emmanuel Laugier, des objets et situations qui l’attirent, depuis la lumière quittée du pays de l’enfance. Dans les flashs de celle-ci le poète inclut un regard, qui peut être celui d’autrui : les patates d’un petit paysan vendéen, comme les coloriages d’un précurseur rétrospectif des cavernes. Dans le sillage des gitans, des adolescents autistes du Chant tacite et d’autres inventeurs de codes mystérieux, se lève et se couche tout un monde ordinairement muet : l’homme en salopette bleu nuit surpris le bras levé en rase campagne, le vagabond soigneux à la mallette, et jusqu’à la silhouette de « reverdy » (sic) qui se dresse tel un bâton (reverdi ?) hors du champ d’un poème de Creeley.

Il est temps de dénoncer la « fausse conscience » qui assigne les faibles au silence et la parole captieuse qui entrave le discours politique. Il est temps de laisser venir, advenir à eux, les êtres, les objets, les sensations, sinon les mots, et de les rallier à une généralité qui les solidarise, les englobe, les dépasse, portés par l’aspiration à l’innocence d’un vers rendu à sa profération :

m’ouvrir doucement dans le verbe

du désir


 

Alain Mascarou


 

(1) Emmanuel Laugier, Poèmes du Revoir américain, Éditions Unes, Nice, 2021. Les citations non référencées sont extraites de ce livre.

(2) Olson, The Projective VersePoetry New-York n°3, 1950, trad. Auxeméry

(3) id.

(4) Robert Creeley, La Fin, choix, trad. et présentation Jean Daive, Gallimard, Du monde entier, 1997, p.10

(5) The Projective Verse, id.

(6) Robert Creeley, Dire cela, choix, trad. et présentation Jean Daive, Nous, Caen, 2020, p.30

(7) D’un rythme décisif, postface d’Emmanuel Laugier, in Charles Reznikoff, Inscriptions, trad. Thierry Gillybœuf, Nous, Caen, 2018, p.137

(8) Dire cela, 17

(9) id., 13

(10) The Projective Verse, ibid

 

Alain Mascarou est traducteur et critique.


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