Identification

Les Chroniques

Le Roitelet, Jean-François Beauchemin (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Vendredi, 26 Mai 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Le Roitelet, Jean-François Beauchemin, Éditions Québec Amérique, janvier 2023, 144 pages, 16 €

« À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire.

Une semaine plus tard, tandis que nous nous amusions à sauter du petit quai aménagé sur la rive de l’Étang-aux-Oies, mon frère a éprouvé un bref malaise qui durant quatre ou cinq secondes lui a fait perdre conscience. J’ai vu ce corps déjà vigoureux s’enfoncer comme une pierre dans l’eau bleutée. Quelques mouvements de brasse ont suffi pour le rejoindre. Il ne m’a pas été tellement plus difficile de l’agripper et de le ramener, sain et sauf, sur la plage. Mais les paroles qu’il m’a soufflées à l’oreille dès son retour à la vie consciente demeureront elles aussi à jamais inscrites sur le petit tableau noir accroché au fond de ma mémoire : “Pourquoi m’as-tu sauvé ?” a-t-il dit. Et c’était comme si j’avais ramené à la vie un fantôme dont les chaînes allaient tinter, désormais, dans les moindres recoins de ma vie, de ma raison, et derrière chacun de mes pas » (p.14).

Un refuge autre que l’exil, Theombogü (par Murielle Compère-Demarcy)

Ecrit par MCDEM (Murielle Compère-Demarcy) , le Mercredi, 24 Mai 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Poésie

Un refuge autre que l’exil, Theombogü, Éditions du Cygne, Coll. Voix au poème, février 2023, 60 pages, 10 €

 

Dès le début, avec un texte d’ouverture dédié au « pays » (le Cameroun), le lecteur comprend que l’exil était acté pour l’auteur de ce livre publié aux éditions du Cygne. Au fil des pages l’on entend le cœur d’un homme terrassé par la terreur, aux « frontières de cet immense pays tracées avec le sang des dominés subversifs » :

Au départ…

Ce n’était qu’une grève, une protestation, une revendication…

Et ils sont venus avec leurs armes. Ils ont demandé à tout le monde de se mettre à plat ventre, les deux mains posées sur la nuque.

Ils ont tiré… tiré… tiré… Huit cent mille déplacés… Quatre cent mille exilés… Quinze mille prisonniers… Cent mille morts…

La Famille, Naomi Krupitsky (par Martine L. Petauton)

Ecrit par Martine L. Petauton , le Mardi, 23 Mai 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Roman, Gallimard

La Famille, Naomi Krupitsky, Gallimard, mars 2023, trad. anglais (USA) Jessica Shapiro, 400 pages, 24 €

 

C’est l’histoire d’une (deux en fait) famille d’origine sicilienne, aux États Unis des Années trente aux années d’après-guerre, qui appartiennent à la Famille, la mafia donc. « Le Parrain » un et deux, en littérature ? À la fois différent, et mieux. Remarquable fresque qui déploie son impeccable tissu, chaîne et trame, sans oublier les couleurs, sur deux (et demi) générations d’Italo-Américains, installés dans un Brooklyn d’avant celui qu’on connaît, mélangeant le quotidien des familles – parfait rendu historique, le déroulé des saisons si particulières à New York, et le point de vue choral des principaux intervenants.

C’est la grande Histoire brassant le vécu de ces émigrés débarquant, perdus et apeurés à Ellis Island, au début du XXème siècle, avec au fond de leurs cartons un peu de la terre sicilienne, puis pendant la guerre, fuyant l’Europe nazie.

Botaniska poesi, Pierre-Olivier Lambert (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Mardi, 23 Mai 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Poésie

Botaniska poesi, Pierre-Olivier Lambert, éditions Ars-Poetica, mars 2023, trad. suédois, Laure-Hélène Dardelay, 111 pages, 18 €

 

Âpreté

Dire en quoi ma lecture s’est appuyée sur le style de l’auteur bordelais Pierre-Olivier Lambert, c’est désigner une pointe sèche, une âpreté de la touche, un caractère maigre (comme on l’oppose au gras en peinture), un lyrisme sourd, une pratique de l’épure, une absence d’emphase, somme toute une poésie taillée sans aucune exagération, une sorte de poésie d’une rigueur crue presque rude. Du reste, la répartition physique de l’ouvrage reprend bien l’idée d’un ordre esthétique. Calme énonciation distribuée en 10 sections de 4 poèmes, assorties d’une dernière section d’un seul poème, correspondant en un sens à la chronicité des saisons et des cycles de la nature. Ici, tout tourne autour du Jardin botanique de Göteborg – d’où la traduction en suédois (ce qui est original pour un livre publié en français).

Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa (par Luc-André Sagne)

, le Lundi, 22 Mai 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Maghreb, Seuil

Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa, Le Seuil, mars 2022, 208 pages, 18 €

 

Vivre à ta lumière, le dernier ouvrage paru d’Abdellah Taïa, met en scène une femme marocaine à la forte personnalité, Malika, des années 1950 aux années 1990. Met en scène au sens propre tant est forte l’impression d’être sur les planches d’un théâtre, devant une parole toute-puissante qui se livre, celle de Malika, en un long monologue que viennent parfois interrompre, mais toujours brièvement, d’autres paroles. Une oralité qui emporte tout. Si l’on suit ici un ordre plutôt chronologique (le précédent ouvrage de l’auteur en revanche, Celui qui est digne d’être aimé, remontait le temps), c’est peut-être parce qu’Abdellah Taïa a voulu faire de ce monologue un récit, historique autant qu’intime, celui de la vie de cette femme, de la jeune veuve de 20 ans à la « vieille » femme de 65 ans, dans un Maroc en pleine mutation, de la décolonisation au règne du roi Hassan II.