Fille du chemin, Jean-Pierre Vidal (par Marc Wetzel)
Fille du chemin, Jean-Pierre Vidal, éditions Le Silence qui roule, janvier 2024, 98 pages, 12 €
« Le premier matin, quand je me réveille un peu plus tard qu’elle, comme un éclat, je reçois en pleine face ses seins blancs à la toilette, son pubis, la violence de sa toison très noire sur le blanc de sa peau. Mon regard ne lui importe pas, elle n’a pas souci de me séduire, ni de cacher sa féminité. Je suis heureux de l’avoir vue nue, un instant. Ce n’est pas de sa part un don personnel, volontaire, encore moins un appel. Le simple signe, au contraire, que je n’existe pas pour elle. Mais pour moi, sa nudité pure est le présent tout autant que tout à l’heure le ruisseau, les cailloux blancs, les feuilles nues des arbres. Au vrai, alors qu’elle n’a pas voulu me donner sa nudité en vue d’un avenir d’étreinte, elle m’a donné le présent sans chercher à le donner. Ce présent m’a suffi, dans sa légèreté incandescente, et je ne veux pas en faire un souvenir » (p.22).
Avec ce petit livre, notre rencontre d’un texte parfait se fait, naturellement, presque logiquement, comme texte d’une rencontre parfaite. Quelle rencontre ? Celle, fortuite, du poète et d’une marcheuse japonaise, sur un chemin de longue randonnée (de pèlerinage ?) du Massif central. Plusieurs jours durant, s’y croisant, ils cheminent l’un à côté de l’autre, partageant les étapes (et leurs rares haltes) sans paroles ou presque (par le mauvais anglais de l’un, le quasi-mutisme de l’autre), et les nuits en refuges ou gîtes sans contacts – même quand il n’y aura qu’un lit étroit à partager, chacun dort de son côté, et le comble de concupiscence sera regarder l’autre dormir, comme celui de curiosité sera d’attester des frissons d’un sommeil profond – ni embarras (les nudités matinales se font à peine signe – on ne s’excuse pas d’avoir un corps, même surprise à se vider dans le froid de l’aube ; les indiscrétions de hasard y sont admis comme simples accidents de regards) :
« Un autre matin, très tôt, je fus réveillé par le vide de son absence. Je me levai, je sortis dans le froid. Je la vis qui se soulageait, nue dans l’herbe, puis qui s’essuyait avec des feuilles avec des gestes charmants et doux. Image parfaite, réconciliatrice, sans trivialité. Une unité du monde se reformait par ces gestes si simples. Lorsqu’un bruit que je fis la fit se retourner, elle eut vers moi un sourire clair. Rien d’humain ne souillait la lumière de ce matin. Ni elle ni moi ni rien au monde n’étions des exilés » (p.23-24).
Récit, donc, d’une rencontre parfaite. Une rencontre est parfaite quand elle se trouve en présence de la présence même, donc qu’elle est sans âge, sans but et même sans normes. Sans âge parce qu’il n’y aura pas d’histoire commune (chacun vient avec la vie déjà inscrite dans son corps, l’y laisse comme en suspension, et sans interférences durant ces quelques jours, et repartira vieillir dans ce même corps qui reprendra – comme si de rien n’avait été – son cours personnel de maturation et de mort) ; sans but, parce que la marche partagée n’a d’autre horizon que se parcourir elle-même (un commun « entêtement à n’être qu’au chemin », p.28, voilà tout leur contrat) ; sans normes enfin, parce que le chemin même règle suffisamment les désirs qui cheminent, en une sorte de marathonienne sublimation qui fait dire (de sa compagne de sentiers) au poète ceci : « Elle est devenue en moi le désir du chemin, que je n’aurais pas autant désiré sans elle », (p.28). Une rencontre parfaite n’a donc nul besoin d’être intense (passionnée), significative (justifiée) ni même valable (féconde) ; elle se passe d’étreintes, de secrets comme de suites. Le charme de la situation séduit à lui seul assez, chacun est en paix avec ce qui ne peut plus lui arriver, et – précisément parce qu’il ne s’y passe rien d’autre que la vie –, leur première rencontre reste vie première de bout en bout !
« Nous avons dormi dans le refuge, dès la première nuit l’un à côté de l’autre – ce fut à son initiative –, et devant sa calme résolution (elle vint s’allonger près de moi, sans me toucher un seul instant, avec une exactitude dans le geste qui m’étonna), ma gêne se dissipa. Elle tomba assez vite dans un profond sommeil et alors je l’ai regardée, longuement, calmement. Puis la paix sans mémoire de nos deux sommeils disjoints » (p.16).
Aucun héroïsme, aucune surenchère, aucune mise au point : chacun se sent nanti de paix, d’aisance chanceuse, d’incompressible civilité. Vertus majeures non-requises (aucun courage n’est nécessaire contre loups et ours absents, aucune justice dans des transactions nulles, aucune sincérité dans des aveux ou confidences linguistiquement exclus, aucune gratitude ni sagesse, puisqu’il n’y a pas de précédents d’échanges à venir solder les bras ouverts, ni illusions mutuelles à aller dissiper) ; mais tout invite aux seules vertus mineures (celles que Carlo Ossola nommait « vertus communes ») : loyauté, discrétion, prévenance et douceur suffisent, qui coûtent ici peu. Faciliter bénévolement l’initiative d’autrui, n’abuser en rien de ce que le hasard libère, épuiser de fatigue ses propres égoïsme et agressivité, enfin n’avoir d’autre puissance que de présence, et d’autre présence que d’accompagnement, cela détruit, comme techniquement, toute possible défiance.
« En elle je ne crois pas avoir jamais perçu le tremblement de l’émotion ; plutôt, rarement, le frémissement, le frisson. Est-elle de l’Asie, cette constance dans l’attention qui refuse dès la racine de la perception l’émotion parasite, cette sagesse du corps qui ne vacille pas ? » (p.30).
Je ne sais pas analyser le miracle stylistique et rhétorique de ce texte (qui vient d’une seule coulée, à jaillissante justesse et impossible vulgarité), mais son incarnation de la rencontre inter-humaine parfaite s’illustre ainsi : chacun des deux y accueille l’autre juste assez pour s’en délimiter lui-même, chacun s’en approche pour seulement s’en compléter, et chacun enfin se décentre assez pour contribuer à l’habitabilité de leur marche commune. La leçon de coexistence contente et sensée est impeccable ici : chacun fait assez silence pour que l’autre entende enfin le son (natif, perdu) de sa propre vie ; chacun parvient à intercepter la vitalité d’autrui sans interrompre son rapport à elle-même ; tous deux, quasi-inconnus pourtant – et qui le resteront – profitent (par providentiel, infaillible – et transnational ! – discernement) de leur simple respective visibilité pour se rendre à soi-même mieux lisible. Une rencontre peut donc être décisive sans besoin de fées ni statue du Commandeur au détour des bois : un mutuel miracle n’a nul besoin d’être spectaculaire. Il sait assez synchroniser deux égarements, il fait que chaque solitude puisse en consoler une autre sans la tromper ni se renier elle-même ; il obtient que le cœur du camarade de route se fasse témoin assermenté de l’ordre qu’il remet en lui-même.
« J’échouerais si je voulais dire son visage, sur lequel il n’y a rien à dire. Lui non plus ne retient pas, et pourtant il n’est pas sans beauté dans sa probité et sa limpidité. La peau pâle de sa race, les yeux noirs, le nez court, la bouche large et mince, les dents parfaites, les oreilles fines. Mais qu’ai-je dit là ? Son visage comme son corps n’est qu’accueil du chemin. C’est un visage sans passé, sans l’épaisseur des souvenirs, un visage qui n’est pas lourd comme un livre, qui a la légèreté d’une feuille » (p.26).
Relisant ce bref texte, sidéré par sa si sobre et juste splendeur et l’étonnante facilité de sa perfection, on écrit à l’auteur pour demander les circonstances de ses conception et rédaction. Il nous répond ceci : le sachant épuisé, une « amie chère » d’alors l’avait invité à venir se reposer un soir, en son absence même, dans sa maison isolée. Il s’y rend, et bientôt s’endort. Le grand fils de la dame, non-prévenu des choses, y débarque en pleine nuit, s’étonne, réveille l’hôte impromptu, s’excuse et se retire. L’auteur, surpris là en pleine fin de rêve, se lève et, d’une seule coulée, le rédige sans rature ni reprise, comme il est ici noté. Cette parfaite rencontre fut donc d’abord, celle d’un texte écrit de soi à soi.
« Elle mâchait ainsi longuement son sommeil, je la veillais, et le mâchant, elle connaissait le divin et le monde qui l’habitaient, qu’elle habitait. Ce frisson a déplié en elle quelque chose d’infiniment enfoui depuis l’origine des temps, que toute sa vie déploiera peut-être pour rejoindre l’unique vérité à elle donnée par un sommeil assumé dans la totale obéissance (…) la grâce de l’obéissance absolue de chacune de nos cellules de vie à l’ordre du monde » (p.20).
La conscience et l’individualisme avaient donc, d’avance, comme on le devinait un peu, ici bon dos. Parce que la conscience, au mieux, contresigne une vérité qu’elle ne peut jamais fonder, et parce que nul ne peut jamais être moins facultatif que le monde. D’où le coup de génie bienheureux, qui ravira.
« Ce rythme sans but, ce pas, cet effort régulier des muscles chassent le vœu obsédant de l’origine (et je ne sais pas son lieu natal, et j’ai oublié le tragique dérisoire du mien). Dans la marche il n’y a plus origine ni but, et la vie n’est que cela : ce passage » (p.31).
Marc Wetzel
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