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Mon sous-marin Jaune, Jon Kalman Stefansson (par Patrick Le Henaff)

Ecrit par Patrick Le Henaff le 09.02.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Mon sous-marin Jaune, Jon Kalman Stefansson, éd. Christian Bourgois, janvier 2024, trad. islandais, Éric Boury, 408 pages, 22 €

Mon sous-marin Jaune, Jon Kalman Stefansson (par Patrick Le Henaff)

 

Il y a les livres… et il y a des livres.

Jon Kalman Stefansson est un des plus grands écrivains Islandais, vivant. Et même grand écrivain tout court. Lu et publié dans le monde entier, il est en train de devenir, si ce n’est pas déjà fait, ce que l’on peut appeler, d’une formule ambiguë et peut-être pas très heureuse le concernant, un écrivain culte. 60 ans, une imposante œuvre romanesque et poétique derrière lui, un public averti qui le suit, l’écoute et le lit, c’est le dernier Stefansson, entend-on ! Son précédent opus, Ton absence n’est que ténèbres, en a touché plus d’un, et si ce n’est pas déjà fait, je vous encourage à le lire. Pardon à le relire. Pardon encore, à le dévorer.

Une littérature âpre et exigeante, puissante, terrestre, humaine, qui nous vrille le cœur.

Mon sous-marin jaune est, une fois encore, un livre extraordinaire, complètement baroque. Si je n’avais pas peur d’effrayer, je dirais presque de la Punk Culture. Mais, ne soyez pas inquiets, car l’écriture reste classique dans sa forme. C’est toujours difficile de partager son enthousiasme ; et l’usage abusif d’adjectifs redondants et emphatiques ne nous conduit pas forcément vers l’envie de lire. Et pourtant, comment faire ? Stefansson est un créateur, au sens où il casse les codes de la littérature, il déconstruit, il déstructure, comme le disent les pâtissiers, pour en faire une œuvre tout à la fois moderne, chorale, ambitieuse, sèche et rude comme les splendides paysages qu’il fait rayonner dans son livre. L’envie d’aller voir comment c’est, là-bas, en Islande, nous saisit ; le vent, la mer, les côtes, les paysages, le ciel, je peux vous dire que ça me taquine !

Le Pitch : My Yellow Submarine, c’est la chanson des Beatles, pas leur meilleure, loin de là. Stefansson aime la musique, les musiques sont partout dans ses œuvres au point de pouvoir confectionner des playlists des titres qu’il intègre dans tous ses textes. Le narrateur c’est l’auteur lui-même. La trame : Assis sur un banc, dans un parc londonien, il aperçoit de loin l’ancien Beatle, Paul McCartney, 80 ans, toujours en contre-champ dans l’histoire, qui rêve, téléphone et peut-être pianote sur son portable. Il brûle de lui parler, mais pas comme ça, pas sans réfléchir. Il lui faut préparer cette rencontre. Pas sans avoir compris lui-même d’où il venait et ce qu’il était lui-même devenu, dans un parcours de vie pour le moins chaotique. C’est l’objectif du livre, construction et reconstruction d’un enfant-adulte. Le narrateur va faire d’incessants allers retours entre son enfance, ses 8 ans lorsqu’il perd sa maman, « Je crains que ta mère soit morte, lui dit son père. Oui c’est la réalité, je crains que ce ne soit la réalité », et sa vie d’aujourd’hui à presque 60 ans, là, sur son banc londonien.

De là, nous allons croiser une foule de personnages, comme des repères de vie ; son père, maçon, avec qui les relations sont impossibles car incomprises, sa belle-mère qui va un temps l’amener dans sa famille là-bas, dans les paysages arides des Strandir où planent les sternes arctiques, et où l’on ramasse les œufs des goélands, où il va passer plus de temps connecté avec les morts qu’avec les vivants, l’Éternel qui n’est autre que le Dieu de l’Ancien Testament, pas aussi aimant qu’il le voudrait, car plutôt prêt à défoncer son prochain qu’à l’aimer et lui tendre la main, d’ailleurs est-ce bien Dieu ou le démon inversé, est-ce bien Dieu ou son double qui a façonné l’homme à son image ? Il va essayer tout de même de plonger dans la lecture complexe de la Bible pour y chercher explications et solutions. Il y a aussi la Trabant, emblématique, la voiture de son père, qui s’invite régulièrement au fil des histoires pour nous en faire gravir les différentes strates, où l’Éternel et Johnny Cash, planqués à l’arrière du père conducteur, avinés de vodka, entonnent des chansons de marins. Quelle tambouille devez-vous vous dire ! Et pourtant ! Raconté comme cela, difficile d’attraper le fil romanesque, c’est en ce sens que le livre est grand et touche parfois au sublime, car ce petit garçon va forger son identité à travers des pièces un peu brisées, un peu rafistolées, qui façonnent le puzzle de sa vie sans maman. « Celui qui prétend comprendre le Monde est soit un Idiot soit un menteur », nous dit ce jeune garçon fou de lecture. « La vie nous arrache tant de choses. Nous n’y pouvons rien. Elle empile sur nous ses événements, ses tâches, ses factures impayées, son quotidien, nous nous éloignerons de nos amis, nous n’en prenons pas assez soin. Nous oublions que l’amour et l’amitié ne sont pas une lumière, une chaleur, qui afflue vers nous depuis une source intarissable, qui fait verdir les bords des rivières que nous abritons en notre for intérieur, dans les moments de bonheur comme dans les tempêtes. Nous oublions que tout doit être cultivé, que tout doit être entretenu, sinon la clarté décline, le courant du ruisseau faiblit, la source refroidit. Vivre, c’est répondre présent, et celui qui le fait enrichit le monde. Il lui ajoute une valeur qui ne saurait être mesurée, des choses que nul ne pourrait vous ôter, et qui fait que vous n’êtes jamais tout à fait seul ».

Mon expérience de lecture fut étrange, car une fois fini, j’ai repris le livre immédiatement pour le relire, en boucle. Ça, je n’avais jamais fait. J’aurais pu annoter de mon crayon tant d’aphorismes et de paragraphes à chaque page, dont celui-ci : « J’ai construit un vaisseau spatial ou un sous-marin taillé dans les mots, mais il est incapable de franchir les frontières entre les univers, je crois qu’en fait le réel est professeur de menuiserie, bientôt il va m’empoigner par l’épaule, m’entraîner vers la porte qui débouche sur les ténèbres. Pourquoi est-ce que je vis ? Bonne question, mais j’ignore la réponse parce qu’aucune place n’a été prévue pour moi dans l’existence, disons comme ça ».

Je pourrais vous parler longuement de cet orphelin de mère, et l’on comprend la souffrance de l’auteur – a t-il vécu ça ? – par son style, alerte, par son humour (ne croyez pas le livre sombre, on se « marre » vraiment parfois), par ses mots et ses expressions, ces situations déjantées (« A dire vrai, je ne crains pas les mots, même lorsqu’ils sont capables de pulvériser la roche, en revanche je redoute les mains des adultes »). On comprend sans peine où l’auteur nous entraîne dans cet incessant ballet entre l’enfance et l’âge adulte (avec toujours Paul McCartney en contrepoint), qui parle, qui vit, qui souffre. Tout est profond et fort. Les murs tombent, on comprend ce qu’est une création, les codes littéraires qui volent en poussière, notre chère unité de temps et de lieu s’écroule pour laisser place à un texte nu, dense et intense, qui nous émeut. Communication avec les morts (« Prononce son nom et je suis vivant »), avec des voix d’outre-tombe souvent plus sympathiques que celles des vivants ; nous serions en société, ce garçon serait traité de psychotique. Parfois bouffon lorsque l’Eternel s’enivre de vodka avec Rod Stewart en tenue flashy à l’arrière de la Trabant, quand l’évêque du village voisin d’Holar s’appelle « Ringo Starr », forcément, l’avoir bombardé évêque va empêcher les Beatles de se reformer et de créer dans sa tête ces chansons inédites dont il a tant besoin. De très belles pages lorsqu’il apprend lors d’une leçon de conduite la mort de John Lennon, c’est un effroi pour lui, les Beatles ne pourront plus composer, comme de très belles lignes sur la Vie sans mère, tout simplement. Comme si, lorsqu’il évoque sa maman, il avait envie de lui dire : « ton absence n’est que ténèbres ! ».

Et tout ça pour ça, me direz-vous ? Et bien même pas, car il y a une « morale » tout de même : « Je dois creuser plus profond encore, c’est alors que m’apparaît le principe de l’oubli, et je constate que c’est le terreau sur lequel prospèrent la cruauté, l’intransigeance et la violence. Je creuse plus profond encore, jusqu’au commencement, il est en langue sumérienne, et voyez, il est l’incarnation du désespoir, et en dessous se cachent ces lignes :

« Ne m’oubliez pas, et me voilà en vie.

Prononcez mon nom, et la mort recule.

Changez-moi en mélodie, et les missiles explosent avant de toucher terre.

Souvenez-vous de moi, et les chars d’assaut se figent ».

 

C’est vraiment bien, c’est vraiment fort. C’est une splendide lecture. Ne la manquez pas.

 

Patrick Le Henaff



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A propos du rédacteur

Patrick Le Henaff

 

Médecin généraliste dans les Cévennes , encore en semi activité, Patrick Le Henaff a fait ses études à Limoges.