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Les Livres

Versants, Proses poétiques, Jacquy Gil (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 15 Mars 2023. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Poésie, Unicité

Versants, Proses poétiques, Jacquy Gil, Éditions Unicité, novembre 2022, 96 pages, 13 € Edition: Unicité

 

« Les nuages que reflètent les chemins après la pluie ont beaucoup à dire… Et c’est au ciel qu’ils le disent ; à ce ciel qui jamais ne les voit sous cette face, et qui ne sait rien finalement, ou si peu, de ces drôles de passants qui le traversent et qui à chaque instant inventent un langage dont l’homme parfois sait tirer quelques présages » (p.88).

« Il y a toujours une autre réalité qui ailleurs se décide. Et si nous étions pourvus de plus de clairvoyance nous irions plutôt chercher ce qui demande à être vu dans ce qui ne se montre. Le monde serait autre et nos regards portés sur lui plus lucides » (p.85).

Toute hauteur se paye. D’abord parce qu’il faut que le corps ait l’âge et la volonté d’y grimper ; et ensuite que ce même corps (enrichi, annobli peut-être) résiste à la descente abrupte, à ses appuis fragiles : tout amateur d’élévation ponctuelle doit en organiser, à proportion, sa normale dégringolade – et ses lacets de vertige sur crampes. Et l’esprit (la conscience qui choisit, calcule et invente), qui est monté avec, devra lui aussi, solidairement, redescendre.

Apprendre à prier à l’ère de la technique, Gonçalo M. Tavares (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mardi, 14 Mars 2023. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Langue portugaise, Roman, Points

Apprendre à prier à l’ère de la technique (Aprender a rezar na Era da Técnica, 2007), Gonçalo M. Tavares, éd. Points, 2014, trad. portugais, Dominique Nédellec, 384 pages, 7,80 € . Ecrivain(s): Gonçalo M. Tavares Edition: Points

 

Lenz, le personnage central de ce roman, va vous stupéfier. Vous séduire, rarement. Vous dérouter parfois. Vous écœurer souvent. Vous effrayer toujours. Cet homme, médecin de son métier, n’envisage le monde qu’à travers les machines en œuvre – naturelles ou fabriquées – pour le faire fonctionner. Son rapport au monde et sa conception de l’univers et des hommes ne se mesure qu’à l’aune des technologies, dont il distingue deux catégories essentielles ; celles inhérentes au monde, consubstantielles à la vie même : l’univers, les forces physiques, le corps, la maladie, la mort ; celles issues de l’intelligence humaine : outils, machines, organisation de la Cité. Lenz pousse la foi matérialiste jusqu’au bout de sa logique et produit par ce fait une exclusion absolue des sentiments humains qu’il considère comme des parasites de l’ordre du monde, une perte de temps, et le moteur d’erreurs fondamentales dans le traitement des problèmes que l’homme – le médecin qu’il est, le politique qu’il va devenir – se doit de résoudre pour la survie du monde.

Traduire Hitler, Olivier Mannoni (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier , le Mardi, 14 Mars 2023. , dans Les Livres, Les Chroniques, Essais, La Une CED

Traduire Hitler, Olivier Mannoni, Éd. Héloïse d’Ormesson, octobre 2022, 124 pages, 15 €

Peu satisfait de la mise en scène d’une de ses pièces en Allemagne, Éric-Emmanuel Schmitt fit remarquer que le Rhin ne marquait pas seulement une limite entre deux pays, mais entre deux civilisations. Dans la lignée d’Albert Kohn, Maurice Betz, Henri Plard ou Philippe Jaccottet (qui pouvait encore revendiquer d’autres titres de gloire), Olivier Mannoni est un des grands traducteurs depuis l’allemand, avec Bernard Lortholary ou Jean-Pierre Lefebvre. Il a notamment traduit (sous le titre Historiciser le mal. Une édition critique de “Mein Kampf”, un volume énorme et hors de prix) – parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fît – Mein Kampf, ce puits noir d’énergie négative dans lequel la langue allemande a disparu, selon la thèse polémique soutenue en 1959 par George Steiner (Le miracle creux, Langage et silence, Les Belles-Lettres, 2010, p.91-111). On sait ce qu’il advint. Stefan George, l’immense écrivain à qui Hitler avait proposé la direction de sa nouvelle Académie allemande de poésie (Deutsche Akademie für Dichtung), refusa avec mépris, s’exila et mourut fin 1933. D’autres grands écrivains quittèrent l’Allemagne : Thomas Mann, Stefan Zweig, Hermann Broch, Berthold Brecht, etc. D’autres encore (Ernst Wiechert, Ernst Jünger, Ernst Robert Curtius, etc.) se réfugièrent dans une « émigration intérieure » qu’on peut estimer parfois ambiguë, mais il est facile de les juger depuis son fauteuil et en vivant au milieu de conditions politiques (heureusement) différentes.

La Nature / Thoreau, Ralph Waldo Emerson (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal , le Lundi, 13 Mars 2023. , dans Les Livres, Critiques, Essais, La Une Livres, USA, Folio (Gallimard)

La Nature, Ralph Waldo Emerson, Folio Sagesses, janvier 2023, trad. anglais (USA), Xavier Eyma, 96 pages, 3,50 € Thoreau, Emerson, Rivages Poche, août 2022, trad. anglais (USA), Stéphane Thomas, 96 pages, 6 € Edition: Folio (Gallimard)

 

Emerson en deux brefs ouvrages, originellement publiés à vingt-cinq années de distance : le premier en 1837, anonymement mais avec quel retentissement !, La Nature ; le second en 1862, pour célébrer son ami, disciple, comparse, Henri David Thoreau (1817-1862), et sobrement intitulé Thoreau. Le premier est fondateur : c’est le transcendantalisme qui trouve ici son origine, pour ne pas dire son programme ; le second est un hommage vibrant et amical à celui qui peut-être vécut de la façon la plus intransigeante et belle le transcendantalisme.

Cette doctrine, née dans la Nouvelle-Angleterre, est héritière tant de Kant que de Rousseau, de l’idéalisme que de la croyance en la bonté fondamentale, tant de la nature que de l’homme – et en la nécessaire communion entre les deux. Emerson écrit ainsi, quasi en ouverture de La Nature : « En présence de la nature, la joie envahit l’homme, en dépit même de ses chagrins réels. La nature dit : Il est ma créature ; et malgré ses chagrins intolérables, il sera heureux avec moi ».

Ainsi parlait, Stefan Zweig (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Lundi, 13 Mars 2023. , dans Les Livres, Les Chroniques, La Une CED, Arfuyen

Ainsi parlait, Stefan Zweig, éditions Arfuyen, janvier 2023, trad. allemand, Gérard Pfister, 192 pages, 14 €

 

Humanisme

Comprendre Zweig, c’est comprendre l’être humain. Bien sûr parce que l’écrivain est une créature, mais surtout parce que lire Zweig nous place au cœur d’une vision humaniste de l’être, fait la place à qui se dresse depuis la Renaissance – vision de l’homme qui semble s’achever de nos jours (avec l’importance croissante des machines et des intelligences mécaniques). De ce fait on est loin de Nietzsche et plus près de Montaigne. Cette créature que Zweig décrit, avec l’aisance d’un lettré témoin de deux guerres mondiales, est prise dans l’histoire, dans le déroulement historique de l’Europe à laquelle il appartient (notamment avec son amitié indéfectible pour Romain Rolland).

Le plus évident reste que la vie de Zweig revient à penser, à faire agir un discernement aigu sur les sociétés et les hommes – jusqu’à sa fin tragique au Brésil où son désespoir le conduit au suicide. Je dis discernement mais je ferais mieux d’écrire intelligence, à la fois dans l’acuité du jugement, et aussi intelligence de la personne humaine exerçant son talent d’écrivain au service de grandes idées humanistes qu’il porte en lui comme un bien précieux.