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Les Trois Malla-moulgars, Walter de la Mare (par François Baillon)

Ecrit par François Baillon le 13.06.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les Trois Malla-moulgars, Walter de la Mare, Éditions Callidor, mars 2023, trad. anglais, Maxime Le Dain, Ill. Anouck Faure, 392 pages, 25 €

Les Trois Malla-moulgars, Walter de la Mare (par François Baillon)

 

Avant de s’intéresser à proprement parler au roman de Walter de la Mare, il me faut mettre l’accent sur ce qui, d’emblée, attire l’œil vers les livres des Éditions Callidor : le travail d’édition est tout simplement éblouissant. Devant nous, l’esthétique de l’objet est aussi fabuleuse que le livre dont nous allons parler, faite d’une mise en relief discrète sur les 1° et 4° de couverture, rehaussée d’un bleu métallique, aussi bleu que des pieds tout juste sortis de la neige sous l’éclat d’un rayon lunaire ; les rabats de la couverture nous cachent une autre illustration envoûtante de l’artiste principale, Anouck Faure, dont le trait s’accorde parfaitement à l’atmosphère du roman ; par ailleurs, les préface et postface nous dévoilent le travail des différents illustrateurs qui ont imaginé The Three Mulla-mulgars ; jusqu’au choix de la police de caractère pour les titres de chaque section, il semble que l’apparat général, selon Callidor, doive être à la hauteur de la richesse de l’œuvre qui nous est présentée. Et dans ce cas précis, c’est on ne peut plus justifié.

Après la lecture des Trois Malla-moulgars, je n’ai pu m’empêcher de penser à une déclaration de Camille Laurens, faite lors de la promotion de son ouvrage Fille, dans l’émission 28 minutes : « Je ne vois pas pourquoi il faudrait accorder moins de valeur à l’introspection et davantage à l’imagination [en littérature] ». La déclaration exacte n’a pas été retrouvée, mais le sens y était. L’objet ne va pas être de lancer un débat autour du genre de l’autofiction, bien que les livres en étant issus sont actuellement trop nombreux à mon goût (ou trop médiatisés). Néanmoins, il me semble trouver une réponse dans la différence de valeur que l’on pourrait faire entre les œuvres dites introspectives ou autofictionnelles et les œuvres de pure imagination : cette différence se situerait dans le degré d’inventivité. On n’est jamais aussi authentique que lorsque l’on parle de soi en littérature (peut-être) ; mais on l’est probablement tout autant, si ce n’est plus, lorsqu’on devient le créateur d’une atmosphère et de personnages et qu’on sait y ajouter avec talent l’élégance du symbole.

En 1910, Walter de la Mare publie The Three Mulla-mulgars, roman qu’il destine à la jeunesse : le style, fruit d’un travail d’orfèvre sans lourdeur, et la profondeur du propos, sujet à interprétations, laissent plutôt penser qu’il s’adresse au mieux à des adolescents précoces. Au sein d’une Afrique lunaire et enneigée, trois frères Moulgars (l’on doit ici comprendre « singes »), issus de sang royal, sont incités par leur mère mourante à partir à la recherche de leur père Souilem et, surtout, à rejoindre les Vallées de Tishnar, gouvernées par leur oncle, le prince Assasimmon. Le périple entamé alors par Pouss, Coudd et Nod sera semé d’embûches, de découvertes et de rencontres aussi fantastiques qu’effrayantes : ils manqueront de finir en repas sous la terre, seront séparés pendant un temps, tandis que Nod, le plus jeune, d’abord capturé, sera finalement recueilli par un Oumgar (« Homme ») du nom d’Andy Battle. À noter que ce même Andy Battle fut un explorateur anglais, ayant réellement existé à l’époque élisabéthaine. Détenteur de la Pierreveilleuse léguée par sa mère, futé de surcroît, Nod réussira également à déjouer la ruse insidieuse d’Immanâla (l’Inappelée ou Reine des Ombres), qui était prête à emporter Andy Battle vers Nōōmanossi (« Dernier sommeil ») grâce à ses Chats-Kales. C’est ainsi qu’il agira contre l’avis de Mishcha la Hase, sûr de l’amitié que porte envers lui le Oumgar. Après de nouvelles épreuves, les trois frères continueront leur traversée des montagnes enneigées en compagnie des Mouna-moulgars ou Hommes des Montagnes ; cependant, le chemin menant à Tishnar (« Tishnar est, en langue Munza, un terme très ancien qui signifie ce qui ne peut se représenter, s’exprimer ou se communiquer par les mots », p.40) persiste à se révéler périlleux et mystérieux. Le thème de la quête et du dernier lieu à atteindre cache une dimension spirituelle qui, d’ailleurs, nous laisse brillamment sur notre « fin », en forme d’interrogation suspendue.

On le voit : le roman se caractérise par un langage propre aux protagonistes que sont ces trois singes, et les exemples sont nombreux, qui participent, par le simple biais de sonorités et de descriptions aussi cocasses qu’« hallucinantes », à l’imagerie générale de ce roman atypique : pot de Soubboub, canne à Oummouz, noix-Oukka, monts Arakkaboa, Zéveras ensonnaillés, vignes de Coulloum et de Samarak, Skittènes, Mirmouttes, Tominisqueux… Walter de la Mare s’est inspiré, selon Robert Silverberg, du seul témoignage écrit par le voyageur Andrew Battell pour la création de ce vocabulaire Moulgar. Ainsi, le début peut paraître ardu à la lecture, mais accepter de passer ce palier promet par la suite fluidité et imaginaire étendu.

Outre la richesse inventive du vocabulaire, la richesse se trouve également dans le style du romancier, dans son souffle poétique, où les reflets, les couleurs, les chants, les bruits, convoquent nos sens avec un saisissement rare et magique, nous plaçant dans l’éblouissement et l’effroi d’un rêve en continu qui aiguise peut-être notre conscience à son plus haut degré : « La chaleur de son lit neigeux se mit à bercer ses sens alanguis. L’astre nocturne ruisselait entre les arbres, lustrant les branches de sa splendeur argentée. Et dans la sublime harmonie du clair de lune, Nod crut voir l’air se peupler d’ailes minuscules » (p.129). « Entre [ces arbustes] reposait la neige la plus pure qui soit, et le soir y promenait ses lueurs. À présent que le soleil se couchait et dardait ses rayons derrière le haut profil de Mōōt, les branches torves et piquantes des arbustes s’embrasaient d’écarlate. Partout régnait un calme absolu » (p.274).

Avec cette édition, The Three Mulla-mulgars connaît sa toute première traduction en français. Il était temps. Maxime Le Dain, le traducteur (dont il faut saluer le travail exceptionnel), met en avant dans sa postface la nécessité, tout autant que le plaisir, à découvrir pour les francophones un roman aussi singulier, qu’on ne peut qu’inscrire dans l’histoire littéraire de la fantasy (et J. R. R. Tolkien ne pourrait pas dire le contraire). Cette édition fête par ailleurs les 150 ans de la naissance de Walter de la Mare, poète, romancier et nouvelliste d’envergure, dont le classicisme, parfois, a pu faire douter certains critiques, mais dont l’exigence et la limpidité stylistiques, la densité de propos et d’impressions se placent très nettement à un niveau supérieur – quand on « sait » le lire.

Dans L’Œuvre de Walter de la Mare : une aventure spirituelle (Éditions Didier, 1969), Luce Bonnerot écrit : « Il a fixé lui-même un délai – un siècle – afin que s’opère la nécessaire décantation, qui permet de reconnaître la poésie de ce qui n’en est qu’un simulacre. De la Mare, si épris de rendez-vous, peut attendre avec confiance cette lointaine échéance – cet « ultimate tryst » avec la Renommée ; nous le croyons fermement. S’il a été méconnu et même parfois méprisé par certains parce qu’il n’était pas « moderne » – on s’apercevra alors que ce critère-là n’a pas l’universalité que certains lui reconnaissent béatement et que le moderne est probablement l’intemporel… » (p.412) – pour ma part, tout comme Luce Bonnerot, je crois fermement à tout cela. Les Éditions Callidor, assurément aussi. La preuve est aujourd’hui entre nos mains. Pour reprendre une observation de Maxime Le Dain, Walter de la Mare aura bel et bien été du côté des « visionnaires ». Sa postérité n’est pas que justifiée : pour la littérature entière, elle est une évidence.

 

François Baillon

 

Walter de la Mare (1873-1956) est l’auteur de romans, de nouvelles, de contes pour enfants et de nombreux poèmes, ainsi que d’anthologies. Son roman The Return (Prix Polignac en 1911) influença en partie Lovecraft, qui reconnut l’étendue de son talent dans son essai Supernatural Horror in Literature. Son quatrième et dernier roman, Memoirs of a Midget, remporta le James Tait Black Memorial Prize en 1922. Très inspiré par Edgar Allan Poe, son univers flirte constamment avec le surnaturel, l’inconscient, les réminiscences de l’enfance et l’au-delà.

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A propos du rédacteur

François Baillon

 

Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne et ancien élève du Cours Florent, François Baillon a contribué à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura, entre 2010 et 2018, où certains de ses poèmes et proses poétiques ont paru. On retrouve également ses textes dans des revues comme Le Capital des Mots, ou Délits d’encre. En 2017, il publie le recueil poétique 17ème Arr. aux Editions Le Coudrier.