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La Une CED

Les travaux et les jours (extraits), par Ivanne Rialland

Ecrit par Ivanne Rialland , le Mercredi, 15 Août 2018. , dans La Une CED, Ecriture, Bonnes feuilles

 

La mère

L’ivresse anxieuse d’un déménagement la plonge depuis de longs mois dans l’obsession d’une matérialité complexe et pléthorique. Excitante échappatoire aux routines quotidiennes, les savoirs qu’elle accumule finissent par la confiner dans un pragmatisme étroit qui nourrit en elle une colère rentrée. Performances multiples et contradictoires des lave-linge séchants, difficile navigation entre les carreaux de ciment et les carrelages cérame dont elle se fait expédier des échantillons par la poste, redoutables écueils des prêts immobiliers et des clercs de notaire, la fierté de cette expertise – récompensant les années d’expérience qui lui ont aussi blanchi quelques mèches de cheveux, et des qualités de caractère qu’elle juge trop méconnues par ses proches – cède la place à une vague honte de ces préoccupations bourgeoises et une envie grandissante de tout laisser couler, de se gentiment faire avoir, de ne plus se préoccuper de la couleur du parquet ni de la peinture des murs, de vivre deux ans s’il le faut au milieu des cartons, sachant que, quoi qu’elle fasse, la peinture se tachera, le parquet se rayera, les meubles de cuisine s’écorneront, si vite que pour y résister, pour ne pas souffrir d’une macule de sauce tomate ou d’une lame mal posée, pour ne pas souffrir d’en souffrir, il vaut mieux dès l’abord royalement s’en foutre.

Alter Hugo, par Hans Limon

Ecrit par Hans Limon , le Vendredi, 13 Juillet 2018. , dans La Une CED, Les Chroniques

 

Il y a sept ans, presque jour pour jour, une amie précieuse m’a offert une anthologie de la poésie hugolienne, et j’ai eu envie de la gifler, sur le cou(p). Tout d’abord, parce que j’ai toujours détesté les présents, même au passé ; ensuite, parce que j’ai toujours détesté les anthologies (j’ai une approche « encyclopédique » des auteurs que j’apprécie, et les pots-pourris me semblent des hérésies) ; enfin, parce qu’à l’époque Hugo me laissait de marbre, et parce que j’éprouvais même à son égard un certain mépris, comme à l’égard de tout ce qui était célèbre ou faisait l’objet d’un consensus mou. J’avais dans l’esprit le souvenir tenace des adaptations télévisées, cinématographiques (je ne connaissais pas encore Paul Leni) et autres comédies musicales extorquées à ses écrits, mièvres, larmoyantes, vaines, kitschs et souvent ridicules (il faut se méfier de la mention « d’après l’œuvre de Victor Hugo »). Et puis l’ennui, ce magnifique fléau que Bernanos compare à une poussière fine qui s’accumule sur nos épaules si nous restons immobiles, l’ennui si mince et pourtant si pesant d’un début de carrière banal et frustrant, à bord du bateau ivre de l’Éducation nationale, m’a tiré de mon « sommeil dogmatique » en agitant le fil du désœuvrement : j’ai ouvert l’anthologie pour ne plus jamais tourner la page.

La Joie du matin, Betty Smith, par Yasmina Mahdi

Ecrit par Yasmina Mahdi , le Vendredi, 13 Juillet 2018. , dans La Une CED, Les Chroniques

La Joie du matin (Joy in the morning), Belfond, juin 2018, trad. américain Gisèle Bernier, 17,50 €

1927 ou Les gens de Brooklyn

L’histoire de La Joie du matin se déroule en 1927 dans le Middle-West. À cette époque, le tabac et le chewing-gum envahissent déjà la consommation courante tout en côtoyant le crachoir, objet d’utilité publique pour la prévention de la tuberculose, présent dans tous les lieux publics jusque dans le saloon (nettoyer les crachoirs était une tâche infâme). Le dollar de 1927 équivalait à 0,225 francs (0,50782 euros) et les honoraires d’un médecin s’élevaient à 50 dollars. D’une manière très serrée, le roman commence par une course pour l’obtention de la fameuse licence (payante) pour le mariage civil, signifiant soit la pauvreté, le désaccord parental, la fuite ou un début de grossesse. Peut-être est-ce le début d’une liberté individuelle, d’une unité réduite au couple hors de la famille communautaire… L’on pourrait imaginer La Joie du matin comme le récit des descendants de migrants qui quittent Brooklyn, s’émancipant afin de tenter des études supérieures dans une ville moyenne de la région des Appalaches et des Rocheuses. L’entrée dans la société des jeunes mariés s’effectue avec peu d’argent, peu d’accessoires, à peine le strict minimum. Mais vivre sa vie est le mot-clé, incluant plaisir et douleur – trouver un travail pour pouvoir se loger, fumer, aller au cinéma, manger, joint à la crainte des obstacles à surmonter, du chômage, du manque d’argent.

Ours, Olivier Deschizeaux, par Marc Wetzel

Ecrit par Marc Wetzel , le Vendredi, 13 Juillet 2018. , dans La Une CED, Les Chroniques

Ours, Olivier Deschizeaux, éditions Rougerie, avril 2018, 64 pages, 12 €

 

Ours, c’est, semble-t-il, un surnom d’orphelin. La fin de ce recueil dit très nettement pourquoi et comment :

« Avec ses yeux d’amour battu, avec son salut bafoué, et son corps épais comme les cieux, je la pleure en toutes mes nuits, en toutes mes enfances, puisque maman est un rêve devenu rive de spectres, une chambre d’hôpital d’où je m’enfuis la gorge nouée… » (p.58).

« Maman n’est plus là, la mort peut-être, l’amour sans doute, elle n’est plus dedans ni dehors, brisée par la démence, elle nous a quittés en claquant la porte d’un revers de la raison, elle est loin maintenant, assise en pleurant quelque part dans une grande maison aux murs blancs, gueulant dans les ténèbres avec pour seul souvenir cette étrange violence, maman est partie sans même nous adresser un regard, le visage défait par la folie, elle qui nous aimait tant. Je ne suis plus qu’errance et solitude, orphelin de tes bougies saintes, de tes mots cousus dans l’arbre noir qui s’enroule en moi » (p.59).

L’adescendance, Anne Fleury-Vacheyrout, par Carole Darricarrère

Ecrit par Carole Darricarrère , le Jeudi, 12 Juillet 2018. , dans La Une CED, Les Chroniques

L’adescendance, Anne Fleury-Vacheyrout, 5 Sens Editions, coll. Belles Plumes, avril 2018, 162 pages, 13 €

 

Premier tableau, compressif hors d’haleine par paliers d’atteinte, en nage de ressort à sec, « ce rythme incisif », ce dispositif filmique à partir duquel le script installe le motif, le caméraman trace la protagoniste, l’écrivain ferre le lecteur. « Ta », « tu », « tes » : le discours intérieur installe une figure centrale, je, avant de la faire s’évader par la fenêtre, de l’autre côté de la rue, du côté de la mer, s’évaser sans s’envaser dans la quête platonique de son miroir consanguin, vrai premier amour « à tâtons dans l’escalier car tu le sais, pour monter il faut descendre ».

Si ce livre était un film, il serait filmé quasiment en mode pause, in utero, composé de ralentis et de flash-back, émaillé de scènes liquides aimantant tant de détails, tous ces petits détails autobiographiques qui collent à la peau, à la toile, fichés dans la rétine, ineffables autant qu’indépassables. S’agissant de portraitiser une idole, un idéal consanguinément inatteignable servi par une prose poétique pastellisée de nappes élusives flirtant avec l’autofiction, d’une surface réfléchissante aquatique halogène débordant du côté du ciel, ce livre on dirait d’aquarelles, tout en miroirs à facettes, une autopsie à cœur ouvert de confesse à confession.