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Les Chroniques

Israël et les dix mille Ismaël, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mercredi, 26 Octobre 2016. , dans Les Chroniques, Chroniques régulières, La Une CED

 

Qu’est-ce qu’enfin Israël pour les « arabes » ? Cela dépend du voisinage et de l’altitude. Autant la Palestine est vécue comme la cause palestinienne, autant Israël est expliqué comme un effet. De quoi ? De la désunion, la faiblesse, la trahison ou « la désobéissance à Dieu ». Aux Israéliens, Israël est un pays à venir depuis mille ans, aux Arabes c’est un pays à récupérer pour qu’il leur ressemble. D’où ce caractère de croisade sans fin que s’est octroyé le « conflit » du Proche-Orient (Lire PO en langage médiatique moderne) et de point de tension entre Occident et Orient Moyen, très Moyen. Donc, pour reprendre l’idée initiale, tout le monde s’est servi d’Israël, comme tout le monde s’est servi des Palestiniens.

C’est notre ennemi de soudure. Sans lui, nous ne serions que des pays arabes, alors qu’avec lui nous sommes « les arabes », entité raciale définie par défaut d’Occident. Israël a donc servi les nationalismes néo-nassériens des Arabes pour se souder ou se disputer. Ce pays a donné chez nous deux fronts : celui du refus, celui de la « harwala », la petite course vers la « réconciliation ».

A propos de "La Cheffe, roman d’une cuisinière", Marie Ndiaye, par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Lundi, 24 Octobre 2016. , dans Les Chroniques, La Une CED

 

Chère Marie,

Je voudrais répondre à votre livre sans parler du lecteur que je fus. J’aimerais me mettre à table avec vous, nous asseoir ensemble, l’entrée d’abord puis le plat puis le dessert, discuter lentement de cette cérémonie spirituelle. Un livre et une lecture où le mot est aimant, fade quand d’autres l’utilisent pour louer la cuisine de « votre » Cheffe, elle s’en méfie d’ailleurs des mots qui enferment et ne disent rien que le goût de l’encre et la sécheresse du papier. « Je » votre narrateur, la décrit aujourd’hui, tel un récit posthume, réanime Cheffe : « je » son jeune commis, peut-être même son ultime confident. Votre livre est bien là une longue confidence, pleine et laconique, dont le lecteur perçoit d’emblée l’intime et la mélancolie. Vous mélangez les temps, vous distillez les dates, vous jouez avec mes sens et mon orientation. Cheffe est née d’une famille d’ouvriers agricoles, après la seconde guerre mondiale, au sein d’une petite maison de Sainte-Bazeille. De son enfance, Cheffe n’aurait jamais permis que vous la qualifiassiez de misérable.

A propos de Penser le XXe Siècle de Tony Judt, par Didier Smal

Ecrit par Didier Smal , le Samedi, 22 Octobre 2016. , dans Les Chroniques, La Une CED

Penser le XXe Siècle, Tony Judt (avec la collaboration de Timothy Snyder), Héloïse d’Ormesson, juin 2016, trad. anglais Pierre-Emmanuel Dauzat, 528 pages, 24 €

 

Cher Léon-Marc,

Nous sommes bien d’accord sur une règle rédactionnelle de base, que j’applique d’ailleurs depuis mes premières critiques musicales, il y a plus de vingt ans : une critique ne s’écrit pas à la première personne. Quand bien même elle présente une opinion personnelle, celle-ci doit tendre à une forme d’objectivité par l’emploi des pronoms personnels et s’appuyer sur des éléments concrets puisés dans l’œuvre critiquée. Dans le même ordre d’idée, j’interdis d’ailleurs à mes élèves d’écrire l’infâme « l’auteur nous dit que » : primo, l’auteur ne s’adresse pas à « nous » spécifiquement ; secundo, il ne dit rien, à la limite, il écrit. Bref. Ces prolégomènes sont destinés à attirer votre bienveillance, Léon-Marc, parce que je vais faillir à cette règle dans les largeurs, et que, vous qui avez personnellement connu Tony Judt (1948-2010), ainsi que vous me l’avez fait savoir dans un échange de mails récent, comprendrez bien que lire un livre tel que Penser le XXe Siècle, ce n’est pas juste être confronté à des idées ; c’est, si on a un quelconque fond de sensibilité, voir ses certitudes, son mode même de pensée vaciller ; c’est une expérience personnelle, en somme, et je ne peux pas feindre la neutralité et l’objectivité dans l’évocation de ce livre particulier.

A propos de "Mue" (nouvelles) de Dominique Cornet, Par Michel Host

Ecrit par Michel Host , le Mercredi, 19 Octobre 2016. , dans Les Chroniques, Chroniques régulières, La Une CED

Mue (nouvelles), Dominique Cornet, Éditions Rhubarbe, août 2016, préface Roger Wallet, couverture Aline Cordier, 144 pages, 13 €

 

« Il y a bien longtemps de tout cela. Je suis

en mon hiver et devrais vous en vouloir de nous avoir

impréparés à la vraie vie… Maman »

Enfance, nouvelle de Dominique Cornet

D’emblée, toute lecture d’un recueil de nouvelles, toute réflexion à son sujet, suscite chez moi cette plainte : Quel dommage ! Le genre est tombé en désaffection ! Tant de gens qui ne liront pas ces courts textes inouïs, rapides, remplis de trouvailles, d’éclairs, de visions… N’est-ce pas on ne peut plus contemporain la rapidité ? L’éclat, la vivacité… cela parle à tous. Les romans seraient-ils devenus des sortes de maisons de repos pour esprits retraités ? C’est à n’y rien comprendre, et je n’y comprends rien. Puis je me fâche : tant pis pour eux, et tant pis pour moi qui n’ai su les convaincre.

Emmanuel Kant au pied d’un feu rouge algérien, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mardi, 11 Octobre 2016. , dans Les Chroniques, Chroniques régulières, La Une CED

 

Il fait nuit. Vous êtes au volant de votre voiture dans un quartier à peine achevé, dans la périphérie de votre ville. Là où le baril fait pousser le LSP par exemple, et où le ciment arrache les derniers amandiers connus. La route est neuve et il n’y a personne qui vous regarde, sauf un feu rouge. Car le feu est rouge et vous êtes au croisement, et il n’y a personne qui vous surveille. Que feriez-vous ? A Copenhague, vous n’oseriez pas le « griller ». On ne sait jamais : les Occidentaux ont des caméras et la peur du colon est encore vive. Mais là, vous êtes en Algérie. La situation résume la base basique de tout ce qui va décider de ce que nous sommes. Le socle de la morale citoyenne qui n’a pas besoin de policier derrière chaque Algérien ou de la menace de l’enfer derrière chaque acte. Généralement, dans ce cas-là, on a deux nationalités : celle du conducteur qui s’arrête, aussi absurde que cela l’est, qui respecte l’interdit par respect pour la loi, même s’il n’y a aucun policier en vue. La seconde nationalité est celle de l’autre conducteur derrière vous qui se met à klaxonner, qui vous pousse à « griller » le feu parce qu’il fait nuit et qu’il n’y a personne et qui, à la fin, vous dépasse en vous jetant un regard haineux au spectacle de votre imbécillité qui se prend pour la bonne éducation.