La chatte, Colette (par Marie-Pierre Fiorentino)
La chatte, Colette, Le livre de poche
Ecrivain(s): Colette Edition: Le Livre de Poche
Chez Colette (3)
« Mon petit ours à grosses joues…
Fine-fine-fine chatte…
Mon pigeon bleu…
Démon couleur de perle…»
« Me-rrouin ». « R…rrouin… ».
Colette possède l’art du mot juste pour toucher nos sens. Elle nous fait entendre Saha, surgie de la végétation sous la main d’Alain, « comme si elle naissait à son appel. » Car Saha a boudé toute la soirée.
Chez son ami – que « maître » serait ici un vilain mot ! - et sa mère, se sont réunis sa fiancée Camille et ses parents. À ces proches de longue date, le mariage entre les deux enfants semble bien naturel. Pas à Saha qui, à peine les invités partis, « bondit sur la table de poker et, des deux mains de chatte, grandes ouvertes » éparpille « les cartes du jeu. »
Couché, Alain compte les jours qui le séparent des noces. « Encore sept jours, Saha… » Un homme contraint de se marier par convenance aurait les mêmes accents pour le déplorer, dans les bras de sa maîtresse aimée. Mais puisque l’installation dans l’appartement prêté par un ami n’est que provisoire et qu’il reviendra bientôt vivre dans la villa familiale rénovée, avec Saha, puisque Camille est bien belle et puisque tout le monde semble satisfait de cette union, pourquoi s’y soustrairait-il ? Le poids de Saha sur sa poitrine imprime à son cœur le rythme du sommeil profond qui fait les réveils joyeux.
Les jeunes mariés sont des figures récurrentes chez Colette. Mais en explorant les premières semaines de la vie commune de ceux-là, la romancière a abandonné le ton libertin qui avait fait le succès de Claudine en ménage. « L’humeur sensuelle de l’homme est une saison brève, dont le retour incertain n’est jamais un recommencement » écrit-elle comme la mise en garde d’une femme expérimentée aux jeunes épousées.
Le désarroi croissant du personnage éponyme de La fin de Chéri n’est cependant pas de mise ici. Même si Alain, comme Chéri, est un fils unique gâté et largement oisif, son emploi dans l’entreprise de son défunt père ne l’occupant ni ne le préoccupant guère, il a peu d’atouts pour attirer la sympathie. Camille non plus, d’ailleurs, que son auteur ne ménage ni sur sa corpulence ni sur son caractère.
Pourtant Colette, habile à susciter la compréhension ou l’indignation, conduit chaque lecteur, malgré lui, à prendre parti pour l’un des deux. Elle instaure pour cela un climat de tension progressive jusqu’à une scène aussi violente que pathétique. Car peut-on réellement être jaloux de l’animal de son conjoint ?
Ce roman est pourtant un roman d’amour, l’histoire d’un amour impossible. Mais quelle histoire ? Celle entre Alain et Camille ou celle entre Alain et Saha ? Cette dernière n’est-elle d’ailleurs pas, à travers le nom de l’espèce qu’elle représente, le personnage éponyme ? Si la confiance et le respect ainsi que le même désir de voir l’autre heureux tissent durablement le lien amoureux, voilà nos deux tourtereaux humains mal partis, grands enfants égoïstes auquel leur amour-propre risque de faire confondre blessures et égratignures.
« …Ek…ek… ». « Moueck…moueck… ».
La souffrance de Saha est plus profonde, qui se soumet au péril de sa santé à un mode de vie contre nature. La hauteur des arbres, pourvoyeurs d’ombres, à l’assaut desquels elle plante ses griffes, est sans commune mesure avec celle, vertigineusement périlleuse, du neuvième étage baigné de lumière où elle est exilée. Animal nocturne, elle est réduite à y passer ses nuits tandis que ses maîtres prennent l’air frais à la campagne dans le roadster reçu en cadeau de mariage.
Alors on aurait bien tort de mépriser ou de se moquer de cet improbable ménage à trois. Rien, chez Colette, n’est jamais superficiel pour qui aime. La sensualité n’est pas réduite à la sexualité ni le dialogue aux mots ni la fidélité aux serments : sous l’étrangeté de l’intrigue, perceptions et perspectives s’élargissent.
Ainsi le jardin, cette nature reconstituée par la civilisation, est-il une luxuriante forêt à l’échelle féline. Il est, avec le corps d’Alain, le paradis de Saha. « Déjà elle embaumait la menthe, le géranium et le buis. Il la tenait confiante et périssable, promise à dix ans de vie peut-être, et il souffrait en pensant à la brièveté d’un si grand amour. »
Mais n’est-ce pas la conscience de sa fugacité qui le rend si grand ? Nous aimerions-nous, hommes ou femmes, comme nous nous mal aimons si nous avions la même certitude ?
Marie-Pierre Fiorentino
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