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Une saison à Hydra, Elizabeth Jane Howard (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 19.04.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, La Table Ronde

Une saison à Hydra (The Sea Change, 1958), Elizabeth Jane Howard, La Table Ronde, mars 2019, trad. Cécile Arnaud, 448 pages, 24 €

Une saison à Hydra, Elizabeth Jane Howard (par Yasmina Mahdi)

 

Sarah la morte et Alberta la vivante

Au début du roman Une saison à Hydra, Elisabeth Jane Howard campe des personnages très modernes en cette fin des années 50, précurseurs de ceux par exemple du film de Mike Nichols, sorti en 1966, Qui a peur de Virginia Woolf (d’après la pièce éponyme d’Edward Albee, 1962), ou d’Opening Night de John Cassavetes, film de 1977. Des situations contrastées défilent sous la plume éblouissante de la romancière anglaise, dans une grande maîtrise, notamment, des descriptions. Le roman est découpé à la façon d’un scénario, et l’on rentre à l’improviste dans cette micro-société, nantie et fermée, qui gravite autour d’un artiste-roi adulé, qu’un pouvoir exorbitant rend parfois ignoble. C’est en observatrice avisée et sans complaisance qu’Elisabeth J. Howard en cerne les caprices et les manques. Ainsi, le couple Lillian et Emmanuel Joyce, l’imprésario Jimmy Sullivan et la secrétaire débutante Alberta Young, se récitent, se confient, du passé au présent, du matin au soir. En dépit de tics et d’envies superficielles générés par le luxe et la courtisanerie, la vieillesse est inéluctable, les réveils douloureux, accompagnés de troubles narcoleptiques.

Rien n’est épargné, ni les propos antisémites d’une bourgeoisie anglaise de province, ni l’égoïsme d’un écrivain à la mode, ni les délires obsessionnels de la jalousie, ni la décrépitude des sens (la tentation de la chair de l’homme mûr) – le pire s’avérant pour l’homme de plume parvenu à la reconnaissance publique de ne plus avoir envie d’écrire. Ce roman utilise le mode de la dénégation, puis bifurque sur l’intime.

E. J. Howard compare les êtres à des plantes, mises en pot, s’épanouissant ou dépérissant. Face aux grands salons des beaux quartiers de Londres et à l’indifférence des invités des soirées bruissantes d’agitation mondaine, la nature suit son cours, ce qui donne lieu à des pages splendides :

« Le temps s’était apaisé avec le soir : le ciel avait la couleur du lait écrémé, le fleuve dilué celui du blé à moitié mûr. Le long du quai, les platanes dont les jeunes feuilles avaient été trempées et secouées toute la journée étaient lavés de frais, immobiles et d’un vert doré, et les étourneaux, semblables à des nuages de cendres noires, s’envolaient pour aller passer la nuit dans le bruit et l’inconfort de Trafalgar Square. La soirée des Fairbrother se tenait au troisième étage d’une suite donnant sur ce panorama (…) L’habituel nuage de fumée méthylique flottait au-dessus des têtes et des chapeaux, et le bruit inondait et submergeait la salle, dont les fenêtres étaient ouvertes telles des écluses pour en laisser échapper un peu ».

Encore une fois, Howard se place au premier rang des grands écrivains, où la représentation brillante d’une réception se calque sur celle du roman de Truman Capote, Petit déjeuner chez Tiffany. Les corps sont autant de futures dépouilles recouvertes de vison (pour en masquer les stigmates ?), parés de bijoux – diamants, perles de culture, des faire-valoir de richesse, des boucliers, servant de repoussoirs pour les prétendants pauvres. La romancière enserre ces spécimens dans les mailles de son filet narratif, les obligeant presque à l’exhortation de leurs misères psychiques, les emprisonnant dans un prisme où la morale peut triompher de la supercherie des distorsions. À l’instar de La Nausée de Sartre (datant de 1938), dans Une saison à Hydra, les sentiments essentiels (amour, amitié, charité) se délitent, submergés par l’ennui nauséeux. Est-ce en cela le procès de désœuvrés, gâtés – dans les deux sens du terme : favorisés par la fortune et abîmés, dégradés à cause de l’abondance de privilèges ? L’opposition est visible, comme dans le célèbre ouvrage de Sartre, entre la conscience et la contingence. Le monde est divisé, les individus capturés, devenus objets transitionnels, ce que E. J. Howard ne cesse de rappeler, par exemple lors du trajet « dans une énorme Daimler » vers l’aéroport où l’on aperçoit « par les vitres les maisons en Lego et les modestes arbres en fleurs », et lors de la prise de repas soit dans les restaurants à la mode ou les humbles gargotes. Cette division va atteindre jusqu’à la jeune Alberta, dont la simplicité – semblable à « un petit bouquet d’orchidées d’un mauve éclatant » jeté par la pitoyable Lillian, atteinte de mélancolie chronique – se trouve déjà en danger.

Nous sommes transportés jusqu’à New-York, émus par l’enchantement de cette fille de pasteur pauvre, ce qui permet un effet de distanciation, et de réexaminer certaines valeurs. En dépit de multiples projets artistiques et mondains, d’un emploi du temps surchargé, l’existence d’Emmanuel Joyce est vide. D’ailleurs, nombre d’allusions à la nourriture parsèment le roman. Telle une bête élevée pour le boucher, chaque partie de son être est allouée en fonction des intérêts de la société du spectacle et de la rentabilité de ses productions théâtrales. Alberta, lancée dans cette comédie balisée dans les moindres détails, fait office de révélateur pour l’écrivain qui revoit sa pauvreté première, ses débuts pathétiques. L’épouse délaissée et malade, assaillie par le souvenir de la mort de sa fille, se réfugie dans les soins cosmétiques et les illusions perdues. L’on assiste aux changements progressifs d’Alberta, lors de la découverte de ce style de vie inconnu et de sa rupture de ton épistolaire avec ses parents ainsi qu’à ses premiers mensonges. S’agit-il d’une sorte d’éducation culturelle et sentimentale, où il lui faudra payer le prix fort de sa petite naissance ? C’est l’invasion du milieu sophistiqué des lettres sur une oisonne crédule, dans les mains d’un Pygmalion. Les métaphores de la fileuse, de la tisserande, apportent aux dialogues une épaisseur philosophique. L’on peut déceler le système littéraire de la tapisserie dans lequel les personnages créés se côtoient tout le long d’aventures multiples, parfois glauques, dans l’enchantement de la découverte et les menaces du danger. L’être ordinaire est utilisé, au risque de devenir la victime, au profit d’un divertissement bref, pour être ensuite éliminé… Finalement, ce débordement de soi inclut un trop plein d’activités, une façon de sortir de sa condition initiale, participant à la fois au principe des vases communicants et soumis au sablier du temps.

Le propos d’Une saison à Hydra porte également sur la fabrication d’une actrice en vue de devenir une vedette à la mode, dans une version féministe des rapports genrés. L’itinéraire de ces Anglo-Saxons se poursuit jusqu’en Grèce. Le soleil fait miroiter « une terrifiante sensation d’irréalité ». Ce n’est plus d’un filet dont se sert Elizabeth Jane Howard mais « d’un collet, un piège, un traquet », afin d’emprisonner Emmanuel Joyce (son double ?), et assiéger ses créatures. En plus des unités de temps et de lieux communes aussi à l’œuvre de Mikhaïl Boulgakov – Londres, New-York, Hydra –, le quatuor se trouve être la proie du mal : le dramaturge, maître du jeu vieillissant, assisté de son manager cabotin et blasé, délaisse sa fragile épouse névrosée pour une offre et un pacte tentateur à Alberta – une Marguerite dont on ignore le devenir. Notons l’introduction de Sybille Bedford (1911-2006), écrivaine et journaliste, qui a saisi l’essence de ce texte.

 

Yasmina Mahdi

 

Elizabeth Jane Howard (1923-2014) est l’auteure de quinze romans, dont certains sont devenus célèbres au Royaume-Uni, adaptés en série pour la BBC et la BBC Radio 4.

 

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.