Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus, Bashô
Seigneur ermite, l’intégrale des haïkus, bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, 2012, 475 p. 25 €
Ecrivain(s): Bashô Edition: La Table Ronde
Qui est Bashō ? Il n’est sans doute pas inutile de rappeler brièvement quelle fut sa vie : « Fils de samouraï, Bashō (1644-1694) a vécu de son art et pour son art, dans un dénuement choisi. À l’âge de treize ans, il apprend d’un maître du haïku les rudiments du genre, puis fonde à Edo (l’actuelle Tōkyō) l’école de Shōmon. Le Maître partage alors son existence entre de longues pérégrinations qui inspirent son œuvre […] et d’austères séjours dans des ermitages. Il meurt à Ōsaka le 12 octobre 1694 […] ».
Il s’agit bien là d’une intégrale puisque sont publiés en édition bilingue (pour la première fois) les 975 haïkus de Bashō.
En somme, presque mille haltes sont offertes au lecteur, dans le cours souvent parcouru par les courants d’intensités diverses de sa vie quotidienne, qui sont les courants de l’attendu et de l’inattendu mêlés, de la déception et de la surprise heureuse accolées.
Chaque haïku est une respiration offerte au lecteur, afin qu’il puisse la faire tomber dans le lieu sans lieu de son écoute qui est le lieu sans lieu de sa conscience et de son inconscience en étreinte douce et sauvage, dans le lieu sans lieu de vivre ; afin qu’il puisse l’incorporer en lui-même, se l’amalgamer au point qu’elle puisse devenir en tout point part de sa respiration, surplus d’air dans les poumons, pour la course. Pour la course qu’est chaque jour, dans le brusqué des pas du malheur et du bonheur ensemble.
Nécessité de la poésie, aujourd’hui. Plus que jamais, peut-être, alors que la crise économique bat son plein, loin de battre de l’aile. Nécessité de la poésie au sein même de notre vie quotidienne qui fait qu’un auteur aussi « ancien » que Bashō devient notre contemporain le plus proche, le temps que nécessite la lecture et le temps, sans contours, qui l’entoure et qui fait se relier organiquement, suivant des réseaux de veines extrêmement denses, le vivre et, tout ensemble, la pensée et l’imaginaire.
Il faut lire ces haïkus au hasard, ouvrir le livre à une page vers laquelle le hasard nous guide, que le hasard met entre nos mains, et s’arrêter, longuement, à ces poèmes de l’infime, qui font naître, marteau minuscule frappant doucement l’immense cloche en étain du vivre, une émotion qui se répercute, par ondes sonores inaudibles – si ce n’est avec le cœur –, dans la pièce où l’on se trouve, nous enserrant dans des cercles de plus en plus diffus ; une émotion qui se répercute aussi dans l’intériorité qui est la nôtre, toujours unique, la peuplant de résonances, d’échos renvoyant à des images de notre vécu, à des souvenirs de lectures, de tableaux, de films etc., en somme la peuplant d’instants que l’on a volés au temps, et qui sont, en secret, le temps même.
L’écriture, pour Bashō, est là non pour contrer la solitude, mais comme compagnon de celle-ci : « Froide, la couverture ouatée / où vous vous glissez – Nuit de solitude ».
L’écriture ne vient jamais brusquer le cours des choses – même si le cours des choses a le visage brillant de la plus intense et déroutante solitude. Elle cherche à épouser ce cours, qui est un courant. Le crayon est là comme rame pour permettre à la barque, qui est celle sur laquelle Bashō est – rudement – installé dans le fait même de vivre, non pas d’avancer plus vite, ou de remonter le courant (du reste, avec une seule rame, comment cela serait-il possible ?), mais d’accompagner celui-ci, éloignant de l’embarcation de fortune les rochers affleurant qui ont pour nom nihilisme, désolation, abandon.
Écrire, c’est ainsi être à l’écoute du monde, en le suivant dans sa course. Même immobile. À l’écoute du monde – pas seulement de la nature donc – dont les hommes sont une part. Une part à l’égale de toutes les autres parts. Ni plus, ni moins.
Les gestes apparemment les plus anodins sont notifiés, exactement notifiés, car rien n’est de peu d’importance, puisque la substance de vivre est faite de tous ces petits riens que l’on oublie, que l’on ne prend jamais la peine de mentionner, et qui pourtant forment, tous ensemble, le soulevé de la respiration de l’univers :
« Il enfonce un clou / dans sa porte coulissante brisée – / fin du printemps ».
Tout a une vie. Les animaux sont part de notre humanité.
« Poisson ou oiseau / impossible de connaître leurs cœurs – / Fête de la fin de l’année ».
Ou encore :
« Chute des fleurs – / Les oiseaux également étonnés / de la poussière sur le koto ».
Tout respire, d’une même humanité. Jusqu’au végétal, autre humain visage :
« Le pont suspendu – / Les lierres l’enlacent / au péril de leur vie ».
Même quand la respiration semble avoir déserté les choses, celles-ci sont, en secret, ce qui palpite, veine affleurant doucement sous la peau de la tempe du temps. Aussi, tout a un nom, dans le sens rimbaldien ; un prénom presque :
« D’abord / vous demander / le nom de ces jeunes roseaux ».
L’écoute vraiment advenue dans le cœur, – par le cœur comme rivé à l’œil, et, en étant rivé à l’œil, comme rivé au monde, au monde entier présent, vertu du bouddhisme, dans un seul détail de ce qu’il est, de ce qu’il montre –, fait naître la fascination. Fascination sans raison. Fascination qui est l’autre nom de l’éblouissement d’exister.
« Je projette d’aller / au pays de Kiso, en avril / admirer les fleurs ».
Pourquoi Kiso ? Parce qu’à Kiso, ce sera comme à Ōtsu :
« Passant le chemin de montagne à Ōtsu. / Sur le chemin montagneux / une violette me fascine / sans raison ».
Si fascination il y a, c’est parce qu’en chaque chose se vit une lumière :
« À chaque luciole dans les arbres / sa propre lumière ».
Une lumière que l’écoute fait vivre, fait advenir véritablement ; en la faisant advenir dans nos vies, par le détour sublime que nous propose, frappant à notre corps, l’émotion, l’écoute fait advenir la lumière à elle-même, puisque nos vies et la sienne – sa vie de lumière – sont intensément et inextricablement reliées. Un seul monde. Une seule vie, en somme. Aux multiples et sans cesse changeants visages.
Et, de par l’intensité de l’écoute, tout devient offrande.
« Malgré les nombreuses gelées / les pins restent verts – branches de pin pour mon cœur ».
Ou encore :
« M’appropriant cette fraîcheur / je m’assois / comme chez moi ».
Le malheur même – suivant tous les sens que l’on donne à ce mot –, le malheur de l’existence, lorsqu’il s’amenuise, devient offrande. Au lieu d’être perçu comme inconvenant, c’est comme si, s’amenuisant, il était accueilli avec chaleur, devenant paradoxalement ce qui sauve :
« Chez moi, / la petitesse des moustiques / en offrande ».
Ou encore :
« Les nuages épars / nous reposent / d’admirer la lune ».
Et du reste, au bout de toute chose, il n’est pas de malheur qui vaille, seulement la vie, l’intensité féconde et à jamais endiablée de la vie, même quand tout porte à croire le contraire, même quand tout fait le pari du pire :
« À l’extrémité de la feuille / au lieu de tomber / la luciole s’envole ».
Matthieu Gosztola
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