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Sargent, Catalogue et Carnet d’exposition (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 05.12.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arts, Gallimard

Sargent, catalogue d’exposition, Gallimard/Musée d’Orsay, sous la direction de Caroline Corbeau-Parsons et Paul Perrin, 256 p., 150 illust., 2025, 45€ / Sargent. Éblouir Paris, Caroline Corbeau-Parsons, carnet d’expo, Découvertes Gallimard/Musée d'Orsay

Sargent, Catalogue et Carnet d’exposition (par Yasmina Mahdi)

 

John Singer Sargent, né en 1856 en Italie, issu d’une famille bourgeoise du Massachusetts, homme éduqué, grand voyageur, s’installe à Paris en 1874. Il fréquente l’atelier de Carolus-Duran (1837-1917), ainsi qu’une société internationale de peintres, de sculpteurs et d’écrivains. Dans sa bibliothèque, l’on trouve Baudelaire, A. Dumas, Flaubert, A. France, E. Fromentin, Huysmans, Les Goncourt, Stendhal, Verlaine, etc. John Singer Sargent mourra en avril 1925 à Londres, célibataire et sans enfant. Au moment de son décès, un article de presse de Lancaster stipule que l’artiste est adulé dans les pays anglo-saxons, vu comme « le plus grand portraitiste américain de son temps (…) et du monde ».

L’artiste crée ses modèles au moyen de « la touche virtuose et moelleuse qui lui vaut une ascension fulgurante et fera de lui le portraitiste plébiscité par l’élite internationale ». [Caroline Corbeau-Parsons].

« Sargent apprend une technique qui « sépare aussi peu que possible le dessin du tracé de pinceau » et travaille avec un « traînard » [pinceau à poils longs] trempé dans du pigment liquide. » [Stevenson, 1895, cité par Elaine Kilmurray/Richard Ormond]. L’artiste américain est ébloui par les œuvres de Diego Vélasquez, de Frans Hals (dont il copie certains tableaux) et d’Antoine van Dyck, où chez Sargent l’on peut trouver des similitudes de palette et de touches avec le portrait de l’éminent chirurgien gynécologue Samuel Jean Pozzi, enveloppé d’une robe d’intérieur rouge sanglant, tel un prélat. « Représenter la vie moderne » est un des impératifs à la mode. Les espaces de Sargent - rues, venelles et intérieurs - sont fragmentés, peints frontalement, avec des modèles légèrement décentrés, au sein de pièces cossues, assis ou en pied.

Un temps jaillit, une ambiance du passé, évanescente, éphémère comme cette promenade au soleil couchant du jardin du Luxembourg (1879, 65,7 x 92,4 cm). Les sujets masculins (de beaux hommes) sont érotisés, offrant une nudité suggestive. Des femmes magnifiées de la haute société, chacune posant selon les vœux de Sargent, produisent de la pure beauté et une volonté d’émancipation. « Quelque chose de l’esprit et du style français persiste néanmoins à déteindre sur la personnalité artistique de Sargent. » [Elaine Kilmurray/Richard Ormond]. Ce que remarque Henri James, l’ami de Sargent, à propos du débat le situant, peignant comme un Français ou restituant ses modèles comme caractéristiques de l’Amérique. Caroline Corbeau-Parsons suit la carrière du peintre américain, son installation à Paris, la communauté artistique qu’il fréquente, les amitiés qu’il loue, les comptes-rendus des critiques. Or, seulement quelques réseaux français, très sélects et très onéreux, assurent le succès et la fortune de certains artistes, au détriment des plus pauvres.

Les figures de John Singer Sargent - plutôt des types -, ne font pas partie de la peinture d’histoire, ni religieuse, ni mythologique. « L’intérêt pour le type se place à la croisée d’un contexte artistique encore empreint d’orientalisme, d’un substrat scientifique avec l’essor de l’anthropologie, et de la relance de l’impérialisme colonial par la Troisième République. » [Hadrien Viraben]. Dans l’huile sur toile Fumée d’ambre gris de 1880 (139,1 x 90,6 cm), la lumière du Maroc jaillit, traitée dans une veine orientaliste, des tonalités blanches, grèges, légèrement gris argent. Une femme voilée, au costume agrafé par des fibules, sophistiquée, s’offre comme objet de désir. En ce qui concerne les types dits orientaux, voire la superbe Rosina (brune à la peau bistre), le modèle de Charles Edmond Daux et de Sargent : « le visage de Rosina Ferrara acquiert une nouvelle lisibilité, qui le réduit à un déterminisme héréditaire » [Viraben]. L’Espagne est personnifiée par la couleur prune et purpurine ; les Vénitiennes aux robes rose bonbon, émergent de scènes intimistes, nimbées d’une pénombre noire très dense. À Tanger, l’artiste écrit : « l’aspect des lieux est saisissant, le costume grandiose et les Arabes souvent magnifiques ».

Sargent, aux multiples talents, était de plus un pianiste virtuose. Issu d’une famille d’armateurs, il s’intéresse également à l’environnement maritime et aux navires, produisant de nombreuses études de marine. Il réalise la splendide Tempête sur l’Atlantique en 1876 (59,7 x 80,6 cm), d’une quasi abstraction, tableau dans lequel la violence des éléments est campée dans des bleus profonds, traversés par une trouée de lumière crue, sous un ciel bas envahi par la hauteur submersive de l’océan. L’artiste travaille avec fougue, en touches impétueuses, vibrantes. Les couleurs des scènes prises sur le vif sont lactescentes, la carnation irréelle des visages construit des portraits sublimés, et Sargent use d’effets de sfumato. Le blanc jeté des étoffes apporte une densité particulière à l’ensemble des huiles sur toiles. Les portraits des enfants Pailleron sont presque inquiétants à cause du rendu de leur fixité un peu agressive. Le fond paraît presque chiffonné, d’un rose orangé tamisé. Le frère, Édouard, vêtu de noir, est surélevé mais se tient en retrait, laissant la place du milieu à sa sœur Marie-Louise, habillée d’un ensemble de tissu luxueux, chaussée de souliers vernis (1880-81, 152,4 x 175,3 cm).

Le chef-d’œuvre de John Singer Sargent, Les Filles d’Edward Darley Boit, réalisé en 1882 (221,9 x 22,6 cm), éblouit encore et reste d’une facture unique. Les quatre énigmatiques fillettes, dont deux sortent de l’ombre, l’une de profil derrière un immense vase chinois, et l’autre nous regardant, paraissent jumelles, habillées de manière identique en noir et blanc ; la troisième se tient droite, les mains derrière le dos, face au mur, à la robe carmin et au tablier plus court. Les sœurs sont disposées de façon étrange, semblant prêtes à se mouvoir. La plus jeune des filles est assise à terre sur un épais tapis d’Orient, sa poupée en main, elle-même petite poupée de dentelle aux bas noirs. La hauteur des deux grands vases est vertigineuse, comparée à la taille des enfants. La sœur de profil semble bouder, et la plus blonde dissimule ses mains, comme punie.

La spécialité de Sargent a été d’immortaliser les femmes de la haute société dans des toilettes fastueuses, les extériorisant tels de véritables objets d’art et des personnalités à part entière, « toutes des femmes cultivées – des « bas-bleus », comme on dit alors en se moquant -, passionnées de musique, d’art et de littérature, qui apprécient les conversations sérieuses et les échanges d’idées. » [Erica E. Hirshler]. Cependant, la notoriété du grand artiste est éclaboussée par un scandale causé par le Portrait de Madame X (Virginie Gautreau) (1883-84, 208,6 x 109,9 cm), « une beauté impossible à peindre » [S. L. Herdrich].  Notons que, « au Salon de 1884, les critiques les plus virulentes viennent des femmes et sont principalement dirigées vers la toilette du modèle et sa bretelle tombée, jugées indécentes, tout comme son usage excessif de cosmétiques. » [C. Corbeau-Parsons]. Sargent repeindra la bretelle à l’épaule de cette personne ultra sophistiquée.

La gamme chromatique plastique de Sargent est composée pour beaucoup de couleurs chaudes, d’un ensemble de nuances de rouge qui viennent ensanglanter ses œuvres, en larges aplats ou en touches plus discrètes, en rehauts, en éclaboussures, se mariant au noir austère, funèbre mais élégant avec, bien sûr, le blanc lactescent, sensuel, et l’or, or poli, couleur théâtrale. Après des années d’oubli, après la première exposition de Sargent en France, au Centre culturel américain en 1963, « les études de genre et queer se sont également emparées de son travail. » [Corbeau-Parsons/Perrin]. Les textes approfondis des contributrices et contributeurs du catalogue et du carnet d’expo sont extrêmement bien documentés et la reproduction des images de grande qualité.

L’exposition John Singer Sargent. Éblouir Paris est présentée au musée d’Orsay du 23 septembre 2025 au 11 janvier 2026.

 

Yasmina Mahdi

 



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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.