Pur bonheur et autres récits, Katherine Mansfield (par Yasmina Mahdi)
Pur bonheur et autres récits, Katherine Mansfield, préf. et trad. Fanny Quément, 256 p., sept. 2025, éd. Rivages, 9,70€
Edition: Rivages poche
Katherine Mansfield, née en 1888 à Wellington, capitale de la Nouvelle-Zélande, issue de la bourgeoisie blanche, est une écrivaine mondialement reconnue, en dépit de sa mort précoce à 34 ans, en 1923, à Avon, près de Fontainebleau. L’insulaire native d’Océanie a été la victime d’une grande souffrance physique et d’une vie psychique tumultueuse. Fanny Quément indique que, « néanmoins, les nouvelles de Mansfield relèvent beaucoup moins de l’autobiographie que de la fiction moderniste, et son style fut d’ailleurs le seul que Virginia Woolf ait jamais envié ».
Dès les premières pages de Pur bonheur, des éléments de la matière textuelle de l’autrice néo-zélandaise recouvrent un temps de l’enfance, éléments tendrement désuets, temps teinté d’inquiétude : « un manteau à boutons marins », « une casquette à rubans de cuirassé », « le buggy », « son réticule de soie noire », « un pilulier laqué de noir à l’extérieur et du rouge à l’intérieur, avec un peu de ouate », « son corset à jupon couvert de volants tout en soieries », « ses jarretelles », etc., tous signes marqués d’une époque.
Cent menus détails refluent de la mémoire de la protagoniste et comme dans les films d’épouvante, Kezia, la fillette intrépide (Katherine Manfield elle-même ?), passe de pièce en pièce à l’intérieur de la demeure de famille en passe d’être abandonnée, en sentant la présence du surnaturel : « Or la chose la suivait de près, ou l’attendait derrière la porte, en haut de l’escalier, en bas de l’escalier, tapie dans le couloir, prête à surgir pour lui barrer la route ».
L’aventure commence à bord d’une voiture sellée par trois chevaux, un boquet ou un buggy, et la famille s’y installe en partance pour de nouveaux lieux, à la manière des pionniers américains. Et c’est ici le splendide paysage néo-zélandais qui défile sous le regard attentif des petites filles, quand soudain la nouvelle maison surgit : « Sa douce masse blanche reposait sur l’herbe verdoyante, comme une bête endormie ». Tout fait sens dans l’écriture de Mansfield, une vitalité est à l’œuvre et pulse sous la chair des personnages. La brousse entoure la maison, la nature y est bruissante, énigmatique, fastueuse. La mère, Linda Burnell, est flegmatique, un peu souffrante, en proie à des hallucinations (est-elle une part du corps malade de Mansfield ?). Elle adresse une véritable déclaration d’amour à sa propre mère, Mrs Fairfield, convoquant « l’odeur de sa peau (…) la douceur de ses joues, de ses bras et de ses épaules », la comparant presque à un aliment de choix, allant jusqu’à qualifier ses mains de « divines », ornées de « deux bagues qu’elle portait [qui] semblaient se fondre dans la crème de sa peau » - un rempart fondateur, idéalisé, contre l’altérité… et les hommes.
La famille est genrée, patriarcale, composée d’un mari « viril », d’une épouse et de ses filles désœuvrées, enclines à un narcissisme un peu morbide. La domesticité laborieuse est moquée cruellement, même la petite maorie Tui, l’amie de Kezia, qui jalouse sa beauté et ses formes sculpturales car déjà formée, vivant dans la misère cachée par des morceaux de mousseline et de dentelles. Entre les colons et les natifs de la Nouvelle-Zélande, les rapports sont tendus, notamment à cause d’une politique brutale d'assimilation culturelle. La maison de la grand-mère oscille comme une barque un peu folle sur une rivière. Mais le bonheur est factice, Linda, la mère de famille suffoque, soliloque. Katherine Mansfield se lit dans ces doubles, reflétés dans les miroirs de ses souvenirs, par exemple à travers Beryl, « une adorable petite chose », mais en réalité « une ombre… un fantôme ».
Il y a de l’érotisme dans les portraits masculins, pour « le mari de Mrs Klemper (…) si beau qu’on eût dit une œuvre, un masque ou une illustration (…), aux « Cheveux noirs, yeux bleu foncé, lèvres rouges, sourire languide et vague », ainsi que pour Jonathan, le beau-frère, car « sa chevelure noire était entièrement piquetée d’argent, comme la gorge d’un oiseau noir » - des hommes au physique hollywoodien, des hommes désirés. Un discours indirect libre, à la façon de la grande aînée, Jane Austen, restitue à la fois la parole des protagonistes, leur voix intérieure et le ressentiment de la locutrice, son constat parfois un peu amer, la menace de la fin lorsque, « à Sa venue la terre entière tremblera jusqu’à n’être plus qu’un seul cimetière en ruine ». Dans le magnifique épisode de La maison de poupée, l’objet-jouet, doté de pièces et de décoration miniatures, la réplique idéale d’une habitation parentale, est un trompe-l’œil exquis aux yeux des sœurs Burnell, suscitant leurs cris d’admiration. La maquette est un cadeau destiné aux petites filles, reproduisant les fonctions de l’épouse au foyer.
Le fonctionnement de l’école, à l’instar de celui de la cognation, repose sur la distinction des sexes et des classes sociales. Le mépris pour les deux filles d’ouvriers est particulièrement choquant. Ces faits odieux n’occultent pas « une part de bonheur », quand des tranches de vie sont croquées de façon franche, dans une maîtrise littéraire appartenant à Mansfield. En effet, les caractères simples et les âges de la vie se mélangent un jour de fête, mais assombris par le racisme ambiant : « Et les gens montent, montent la colline avec leurs titilleurs et leurs goliwogs (..) » (poupée de chiffon ou d'étoffe figurant une personne noire aux cheveux crépus, généralement de sexe masculin, accusée dans le seconde moitié du 20ème siècle de véhiculer un stéréotype raciste).
A contrario, à l’intérieur de la micro-société blanche, privilégiée, une comédie intime se déroule entre gens du monde, artistes, maris, amants, femmes sophistiquées. Par exemple, lors de l’arrivée de Mrs Norman Knight dans le salon douillet, vêtue d’« un manteau de couleur orange, parfaitement cocasse, dont le pourtour et le devant étaient ornés d’une ribambelle de singes noirs », (sans doute une autre allusion aux clichés de race), et de celle, amphigourique, de la créature « entièrement vêtue d’argent, ses cheveux très blonds dans un filet d’argent lui aussi » ; des mannequins articulés, grotesques mais économiquement nantis, sur l’échiquier de la mort…
L’on pense également à Tennessee Williams, à la face cachée de l’inclination homosexuelle, ici de la nature lesbienne de Mansfield, et bien entendu, à la volonté d’émancipation des femmes, luttant contre la violence extrême de la perte des droits des femmes et des peuples colonisés.
Yasmina Mahdi
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