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Nos Vies, Marie-Hélène Lafon

Ecrit par Pierrette Epsztein 20.09.17 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, Buchet-Chastel

Nos Vies, août 2017, 192 pages, 15 €

Ecrivain(s): Marie-Hélène Lafon Edition: Buchet-Chastel

Nos Vies, Marie-Hélène Lafon

 

Comment une nouvelle donne-t-elle un jour à un écrivain le désir de prolonger l’aventure et d’en faire un roman ? Marie-Hélène Lafon a perçu en elle ce désir quand elle a bouclé l’écriture de la nouvelle, Gordana, parue en 2012. Cela a pris plusieurs années avant que son intuition première aboutisse au roman Nos vies. La charpente était déjà construite, il ne s’agissait plus alors que de consolider les murs et de meubler l’intérieur avec des souvenirs enfouis ou des moments qui feraient saillie. Mais pas que… Il lui fallait trouver un rythme nouveau, un certain déroulé qui pouvait convenir à un récit plus ample. Alors, l’auteur a carrément changé son point de vue et modifié le rôle dévolu aux personnages principaux.

L’action de ce récit se déroule à Paris, dans un quartier qui garde encore un aspect populaire. Le point focal de l’intrigue est le Franprix du coin où l’on se croise, on se frôle, on se côtoie, on se reconnaît sans échanger une seule parole.

On retrouve dans ce roman certains types de personnages propres à l’univers de l’auteur. La plupart sont des êtres de peu.

Dans Nos vies, deux personnages de femmes émergent de la foule des habitués. L’une est caissière, l’autre est cliente. L’une est une exilée de l’intérieur, l’autre est une exilée du lointain. Au premier abord, elles pourraient sembler insignifiantes, des êtres du commun, de ceux dont on pourrait penser qu’ils ont des vies lisses, des vies étales, exemptes d’aspérités, immobilisées dans un temps figé, ponctuées par des rituels immuables ou des horaires imposés. Mais elles se distinguent très vite car toutes les deux ont une faille, une fêlure, une fragilité.

L’une regarde, c’est Jeanne Santoire. Son nom nous ramène inéluctablement au Cantal, si cher à l’auteur. Même si La Santoire, la rivière qui borde le village où se sont passés tant de ses récits, n’est pas le décor de ce roman, elle se glisse, en clandestine, dans l’histoire. Le lecteur apprendra que Jeanne est à la retraite. Elle a quitté sa province pour venir travailler à Paris. Elle est fille de commerçants de province, a eu une grand-mère aveugle à qui elle racontait des histoires. « J’ai appris à regarder pour elle et à me souvenir pour faire moisson et brassées, et tout réinventer. Je n’ai jamais perdu la main en plus de quarante ans ». Et maintenant, elle a tout loisir de s’en raconter, des histoires. Elle devient narratrice et mène la danse.

C’est celle qui dit « je ». C’est par elle que tous les épisodes de cette histoire prennent chair. Quand elle va faire ses achats au Franprix, Jeanne Santoire observe. Comme un détective, elle mène son enquête. Elle cherche à découvrir l’énigme d’existences cachées sous une couche épaisse de silence. « J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. J’ai toujours fait ça… ».

Celle qui la fascine, parce qu’elle détonne parmi les autres caissières, c’est Gordana. Elle est à part. « Son prénom vient de loin, son maintien vient de loin, des frontières refusées, des exils forcés, des saccages de l’histoire qui écrase les vies à grands coups de traités plus ou moins hâtivement ficelés ». C’est à elle qu’elle va s’attacher. Et c’est autour d’elle qu’elle va déployer ses hypothèses. Elle va traquer toutes les informations qu’elle peut grappiller sur elle grâce aux mots échappés de la bouche des autres employées. Et si sa chasse n’est pas concluante, elle va imaginer, supputer, lui supposer une vie, au présent, au passé et au futur.

Elle a repéré un client qui vient régulièrement au Franprix et qui passe sans cesse à la caisse de Gordana. Elle se l’approprie, il devient son objet d’étude, un objet de fantasmes, de projection aussi. « L’homme habiterait seul, après un divorce, il aurait quarante-deux ans et pas d’enfants et sa femme l’aurait quitté pour aller en faire avec un autre homme ; pas seulement pour ça mais pour ça aussi ». Elle le guette. Elle va capter les moindres ondes, les moindres frémissements, les plus infimes attitudes qui le trahissent, elle suit chacun de ses gestes, épluche chacun de ses regards, inspecte chacune de ses attitudes et le désigne comme « l’amoureux transi » de Gordana. Même si jamais ils n’échangeront la moindre parole, elle le consacre comme celui qui lui offrirait un avenir heureux. Mais rien n’adviendra de cette romance.

Mais Gordana est aussi l’occasion de faire retour sur sa propre vie. Elle creuse des pans de son passé qu’elle revisite ou recompose. Elle a exercé le métier de comptable, elle a aimé un homme et a été aimée, elle a vécu de moments heureux avec lui, celui qui venait aussi d’ailleurs. Et un jour, cet homme est parti  sans crier gare. Ne désirerait-elle pas prendre sa revanche sur le sort en déplaçant sur Gordana son propre désir ?

Derrida énonce dans L’Ecriture et la différence : « L’invention s’invente en inventant le récit de son invention : c’est une fable, un événement de langage où adviennent, en une fois, le même et l’autre… Chaque texte réinvente ce dont il hérite, il bénit et dissémine ses semences ».

Au fil de ses romans, Marie-Hélène Lafon a inventé un ton qui fait que le lecteur reconnaît très vite sa musique intérieure qui nous devient familière, elle souffle un ton qui s’impose du plus profond d’elle-même. Elle crée un cérémonial linguistique. Car elle l’énonce elle-même : « Ce qui m’intéresse c’est l’écriture, le bonheur des mots, des phrases, du style ».

Par son art du portrait, elle donne consistance et épaisseur à des personnages de papier, qui sans elle n’auraient pas eu d’existence, avec une voix tout à fait singulière, ce que l’on appelle « un style ». Le lecteur ne doit pas chercher dans ses romans une vérité biographique mais une justesse émotionnelle sans fioriture. La seule qui compte en art.

Dans Nos Vies, on retrouve, certes, des stratégies d’écriture déjà éprouvées auparavant dans d’autres textes. Mais, comme à chaque fois, l’auteur en expérimente de nouvelles. Cette fois, elle a choisi de faire que l’une de ses deux héroïnes principales observe, tandis que l’autre agit. Peu à peu, entre elles, des correspondances vont se révéler, des liens ténus vont se tisser subtilement, des identifications vont se faire jour sans qu’elles parviennent à échanger vraiment. Peu à peu, le « je » et le « elles » vont se confondre dans un entrelacs subtil. Ce qui domine, c’est un rythme, une scansion toute singulière.

Le long des pages, les deux femmes se révèlent bien plus complexes qu’il n’y paraissait au premier abord et sous la cendre du volcan de leur existence qui semble éteinte, une lave bouillonnante couve. Elles ont eu des vies, elles en ont encore. Et des épisodes de leurs existences émaillent le texte et le densifient. Au cours du récit, elles nous sont dévoilées sous forme de remontées de souvenirs, d’incidents de parcours ou de fragments biographiques. Et peu à peu, les contours flous s’affirment, l’esquisse devient portrait aux traits nettement cernés. Ce sont personnages solides et vulnérables.

Et le lecteur, une fois le livre achevé, est en droit se poser des questions : l’observatrice ne serait-elle pas la métaphore filée « d’un regard » qui serait à la fois celui de l’écrivain mais aussi le nôtre ? La visée de l’auteur ne serait-elle pas de nous apprendre à regarder derrière les évidences et à nous laisser embarquer par notre imaginaire, c’est toute l’étrangeté et l’attrait de ce roman. Car l’art de l’écrivain ne se résume-t-il pas à pratiquer ce qu’écrit Boris Vian dans L’Écume des jours : « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée » ?

Aujourd’hui, beaucoup se regroupent frénétiquement autour d’amis virtuels cherchant désespérément sur leurs ordinateurs à se montrer aux autres masqués pour vivre des vies imaginaires. C’est l’adresse de l’auteur d’avoir repéré ce phénomène envahissant.

C’est un choix délibéré de sa part de choisir une petite surface, où les individus pourraient se rencontrer. En fait, ce n’est pas le cas. Ils se retrouvent souvent aux mêmes moments, se coudoient, s’attirent, sans jamais oser prendre le risque de s’aborder, de se rejoindre, d’échanger. Ils restent définitivement enveloppés dans leur solitude. La solitude des êtres ne serait-elle pas le sujet essentiel de ce roman ?

En fait dans notre univers mondialisé, Nos vies, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, met en relief cette solitude des grandes villes qui n’a jamais été aussi criante. Elle nous interroge de façon magistrale sur ce délitement du lien social.

Ne serait-ce pas à nous de créer des initiatives qui renouent avec la solidarité de proximité, d’organiser ainsi des micro-résistances pour conjurer la fatalité ? C’est la question que chaque lecteur peut légitimement se poser lorsqu’il referme le livre.

 

Pierrette Epsztein

 


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A propos de l'écrivain

Marie-Hélène Lafon

 

Marie-Hélène Lafon est née dans le Cantal en 1962 dans une famille de paysans. Depuis l’âge de 34 ans où elle publie son premier livre, elle ne cesse d’explorer ces lieux des origines et ceux qui y vivent dans un monde en voie de disparition. Depuis 1980, elle vit à Paris où elle est venue pour faire ses études de lettres. Elle est agrégée de grammaire et docteur ès lettres. Elle écrit depuis 1996 et publie depuis 2001 romans et nouvelles, publiés essentiellement chez Buchet-Chastel. Elle enseigne les lettres classiques dans un collège parisien tout en construisant pas à pas une œuvre qui trouve de plus en plus son public.

Bibliographie sélective :

Chez Buchet-Chastel : Le soir du chien, 2001 (en poche Points Seuil 2003, Prix Renaudot des lycéens 2001) ; Liturgie, nouvelles, 2002 (Prix Renaissance de la Nouvelle 2003) ; Mo, 2005 ; Les derniers Indiens, 2008 ; L’annonce, 2009 (Prix Page des libraires 2009, Prix Paroles d’encre 2009) ; Les Pays, 2012 (Prix du Style 2012, Globe de cristal, Prix Arverne 2013) ; Joseph, 2014 (Prix Marguerite Audoux 2009) ; Nos vies, 2017.

Gordana, nouvelle, Ed. du Chemin de fer, 2012 ; Traversée, éd. Créaphis Facim, 2013 ; Chantiers, Ed. des Busclats, 2015.

 

A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.