Né d’aucune femme, Franck Bouysse (par Philippe Leuckx)
Né d’aucune femme, janvier 2019, 336 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: La Manufacture de livres
Bouysse est de la dernière génération d’écrivains francophones, assez féconde et diverse pour proposer des noms aussi éclairants que Laurent Mauvignier, Réginald Gaillard, Marion Fontana, Olivier Adam, Arno Bertina, dans des registres d’écriture différents, certes.
Remarqué pour deux de ses livres, Grossir le ciel, et Plateau, le voici de retour dans ses terres ancestrales et marginales d’une France profonde, recluse et reculée où il fait vivre pour nous des personnages étonnants, émouvants ou revêches, attachants ou répugnants, ne cédant jamais à la caricature binaire mais proposant un échantillon d’âmes humaines, plus ou moins grises, plus ou moins noires, ou hautement blanches et pures.
On ne sort pas de ce livre indemne et il ne faudrait guère parler d’une histoire à rebondissements car on risquerait, à trop l’étendre, de passer outre la beauté d’une écriture soucieuse autant de réalisme que de poésie, ou encore d’émincer la haute qualité de dialogues insérés dans la trame du récit, ou encore de manquer la sombre beauté d’un réel mortifié.
Bouysse tisse ici plusieurs destins, enfouis dans la misère d’une fermette négligée ou dans les affres d’un château du mal, où se « forgent » tous les destins. Un pauvre paysan, Onésime, pour échapper à la faim, décide de vendre l’une de ses filles, Rose, à un maître des forges, âme noire d’un domaine que sa stature de géant bourru domine de part en part. Revenu sur sa décision infâme, le père revient au domaine, restitue l’argent…
L’engrenage romanesque de Bouysse, bien huilé – il a lu, je le parierais volontiers, Dickens, Malot, Zola, Louis-Combet (pour l’âpreté) – narrativement, dispense une lecture aérée où diverses voix portent l’histoire. Les monologues, les dialogues se mêlent, et Rose, Onésime, la mère, Edmond, relatent chacun, chacune, une part de l’histoire.
Rose, quatorze ans, soumise au mal engendré par son « Maître », qui abuse d’elle, l’enferme, la brutalise, l’enchaîne, est peut-être le symbole, la métaphore de toutes les innocences brisées. Femme de charge d’un domaine où seuls quatre personnes vivent (le maître, sa mère, sa femme invisible et toujours alitée, et Edmond, palefrenier de son état), Rose affronte le mal avec une vigueur toute paysanne, mêlant l’affront, l’audace, la réticence. Mais le mal ne cède guère.
Son histoire connaît tous les soubresauts des victimes désignées : vendue, violée, enfant devenue trop vite adulte, mère, enfermée dans un asile pour de longues années… On n’en finirait pas d’énumérer ce que le destin s’acharne à lui faire peser sur les épaules.
Trois lieux (la ferme familiale, le domaine, l’asile) sont autant d’univers étroits, où la misère, la violence, le silence, la fraternité, l’amour s’expriment. Le seul éclair dans la vie de Rose sera cet Edmond qu’elle sent parfois comme une figure hostile, qu’elle aime, qu’elle désaime, qu’elle voudrait oublier mais tant lui a été ôté qu’elle ne sait plus si elle reste lucide face à lui.
Toute l’histoire de Rose serait restée aux oubliettes si elle n’avait eu comme recours l’écriture de son journal, année après année, ce journal qu’on lit, qui a été sauvé – nous ne révélerons pas bien sûr les tenants et aboutissants – et qui nous donne un plein d’émotions diverses. Chacune, chacun s’identifiera sans problème à quelques-uns des personnages d’un autre temps (à ce propos, la chronologie reste floue et à part la mention de quarante-quatre années, rien ne nous est précisé), avec l’âpreté aiguë d’un regard qui plonge dans l’humanité souffrante (elle est de toutes les époques), et fait de la filiation (plusieurs pères, plusieurs mères, des enfants, filles et garçon) un thème central.
Réflexive narration sur les fins fonds de la nature humaine (bien, mal, faiblesse, domination maître-valet…), Né d’aucune femme porte loin la lamentation des âmes perdues, qu’on a volontairement égarées et/ou blessées, et qui, dans un volontarisme jamais édifiant, tentent de nouer, dans tout ce mal subi, des esquisses de beauté et de bonté pour le monde.
Philippe Leuckx
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