Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon, anthologie bilingue de la poésie chinoise (1912-1949) (par Luc-André Sagne)
Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon, anthologie bilingue de la poésie chinoise (1912-1949) présentée et traduite par Guomei Chen, éditions Les Deux-Siciles, 2023, 196 p. 20 euros
Après une première anthologie consacrée à l’âge d’or de la poésie classique chinoise, celle de l’époque Tang*, intitulée « Si profonde est la forêt », et publiée chez le même éditeur en 2020, Guomei Chen nous propose aujourd’hui, avec les mêmes qualités de présentation et de traduction faite directement à partir du chinois, une nouvelle anthologie bilingue consacrée cette fois à un temps plus méconnu, ou en tous les cas moins fréquemment évoqué, celui qui va de la proclamation de la République de Chine en 1911 à l’accession au pouvoir du parti communiste chinois et à la fondation de la République populaire de Chine en 1949. Un temps de profondes mutations, d’un changement complet du cadre politique et culturel doublé d’une guerre civile et d’un conflit militaire avec le Japon.
Pour cette période particulière, à la fois confuse et fertile, Guomei Chen a réuni dix poètes dont trois poétesses, certains traduits pour la première fois, présentés et classés par ordre chronologique, représentant la plupart des écoles poétiques du moment, qui sont nombreuses, voire foisonnantes. Un ensemble de soixante poèmes en version bilingue chinois / français, illustrant une période charnière de l’histoire contemporaine de la Chine.
Par la proclamation de Sun-Yat-sen président de la République le 30 décembre 1911, il est mis fin à la dynastie Qing. À ce bouleversement politique correspond un bouleversement plus général du pays qui, traversant une crise nationale, cherche tout à la fois à retrouver sa souveraineté bafouée par les puissances occidentales et à se moderniser. Conscience patriotique et ouverture sur le monde extérieur vont ainsi se conjuguer pour dessiner les contours de la Chine moderne. Des manifestations de l’opinion comme le « Mouvement pour une nouvelle culture » en 1915 ou le « Mouvement du 4 mai 1919 » incarnent cette prise de conscience. Les jeunes étudiants chinois partent alors étudier à l’étranger et découvrent une culture bien différente de la leur. De cette confrontation entre l’élite cultivée du pays et l’Occident naît toute la richesse, la complexité de ce moment historique de presque quarante ans. Une parenthèse de liberté avant la glaciation du régime communiste et le règne du « réalisme socialiste », annoncé dès 1942 par le discours de Yan’an de Mao Zedong.
C’est donc à un véritable bouillonnement intellectuel que l’on assiste. La volonté de s’affranchir des traditions et des codes d’une civilisation multiséculaire va de pair avec une curiosité et un vif intérêt pour les cultures étrangères, et notamment occidentale. Outre le Japon en effet, de nombreux poètes, dont celles et ceux figurant dans cette anthologie, vont faire l’aller-retour entre leur pays natal et les grands pays européens, Grande-Bretagne, Etats-Unis, France, y recevant une formation universitaire, se familiarisant avec les références culturelles de ces pays et s’en inspirant pour moderniser leur propre pratique artistique. Se multiplient alors les mouvements et écoles littéraires représentant différents courants esthétiques, notamment « La Jeune Lune » (ou Croissant de Lune), « Les Neuf Feuilles », les magazines et journaux dont le célèbre « Ta Kung Pao (L’Impartial) », les revues « La Jeunesse » ou « Poésie Nouvelle ».
On ne dira jamais assez de ce point de vue le rôle crucial que jouent dans cette recherche du nouveau, et donc du moderne, les traductions qu’un certain nombre de poètes vont établir, en particulier, pour s’en tenir à ceux présents dans l’anthologie, Liu Bannong, Xu Zhimo, Dai Wangshu et Mu Dan, donnant de la sorte un accès direct à la littérature occidentale.
La diversité des auteurs traduits est très grande, mêlant classiques et contemporains, romanciers et poètes, dans un éclectisme assumé, de Voltaire à Charles Dickens, de Tolstoï à Andersen, de Chateaubriand à Paul Morand ou encore Jules Supervielle, Paul Valéry, Pierre Reverdy, Shelley, Byron ou Pouchkine. Le désir est manifeste d’aller à la rencontre de cet univers étranger au lecteur chinois, d’aller y chercher de quoi régénérer la poésie et la prose chinoises par le passage d’une langue à l’autre. Un symbole de cet état d’esprit, et des ponts ainsi lancés entre les cultures, est peut-être à chercher dans la photographie reproduite page 107 représentant l’un des premiers poètes étrangers à se rendre en Chine, le bengali Rabindranath Tagore, entouré de ses deux interprètes, qui ne sont autres que les figures majeures de l’école de « La Jeune Lune » Xu Zhimo et Lin Huiyin, un couple à l’amour impossible qui inspirera d’ailleurs un poème à Tagore. Une image émouvante.
Traduire, c’est alors le moyen les plus sûr de travailler à l’émergence d’une nouvelle langue poétique, tant en Chine la modernité passe nécessairement par une révolution formelle. Toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent dans cet impératif l’appellent de leur vœu : à la nouvelle poésie doit s’accorder une nouvelle langue, plus accessible, plus compréhensible. Ce sera la « langue pour tous », le baihua ou langue parlée, langue vernaculaire qui fait craquer le corset des formes poétiques traditionnelles.
C’est une rupture incontestable avec le passé que consomment de la sorte les poètes modernes. Voient alors le jour des formes simplifiées de versification qui peuvent aller jusqu’au vers libre comme chez Xu Zhimo par exemple. Dans cette liberté revendiquée, certains se soucient néanmoins de conserver un certain formalisme mais sur des bases nouvelles, comme Wen Yiduo qui établit la triple règle de la sonorité, de la couleur et de la symétrie des poèmes.
Ainsi que le rappelle à juste titre Guomei Chen, la plupart de ces poètes en effet, issus de milieux lettrés, ont une formation classique et peuvent écrire en parallèle de la poésie selon les canons traditionnels : Li Shutong en est un exemple. Ils n’abandonnent pas tout intérêt pour la poésie classique. Wen Yiduo déjà cité va jusqu’à renouer avec des ouvrages aussi anciens que le « Classique des poèmes » ou les « Élégies de Chu », He Qifang dans sa jeunesse s’intéresse également aux formes traditionnelles. Il est donc important de ne pas opposer les deux genres qui « en définitive sont complémentaires » écrit Guomei Chen, insistant sur le renouvellement de l’art poétique en son entier qui a marqué cette époque.
Naturellement l’avènement d’une nouvelle langue poétique va de pair avec de nouvelles thématiques par rapport à l’univers culturel chinois. Dans nombre de poèmes de l’anthologie s’épanouit ainsi une sensibilité jusqu’alors peu explorée où dominent la subjectivité, l’exposition du moi et de ses tourments, les amours contrariées, la lutte du sujet personnel contre les forces du collectif et à laquelle fait écho une nature personnifiée.
Il faut dire que le statut des poètes a complètement changé. De fonctionnaires impériaux ils sont passés à la situation d’écrivains gagnant leur vie par leurs activités littéraires, pleinement intégrés dans la société de leur temps et traversés des mêmes difficultés. Nombre d’entre eux sont dans leur propre vie en lutte contre le poids des traditions et n’ont de cesse de s’en libérer. Le refus par Xu Zhimo du mariage arrangé que sa famille lui a imposé et son recours au divorce comme l’accession des femmes aux métiers d’architecte (Lin Huiyin) ou de journaliste (Lü Bicheng), tout en étant poètes, sont une totale nouveauté pour l’époque.
C’est que la poésie a toujours eu affaire avec la vie. Et pour ces poètes, que l’on a pu appeler les « poètes occidentalistes chinois », la règle vaut aussi. Comme le note Guomei Chen, « leur poésie ne s’éloigne pas du monde mais compose au sens quasi musical du terme avec le nœud rythmique et sémantique de l’existence ». En les lisant dans cette anthologie, on comprend quel fut leur itinéraire, intellectuel et personnel, et comment ils ont contribué, par leur ouverture d’esprit et leur curiosité, par les sources hybrides de leur art poétique, à façonner le visage de la Chine moderne.
Luc-André Sagne
*Voir ma recension publiée précédemment dans La Cause littéraire.
Après une maîtrise d’anglais à l’École normale supérieure du Hubei, Guomei Chen a poursuivi ses études en France avec un master en sciences du langage. Elle traduit la littérature chinoise en français et notamment de la poésie. « Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon » est sa deuxième anthologie après celle consacrée à l’époque Tang.
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