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Les coqs cubains chantent à minuit, Tierno Monénembo

Ecrit par Theo Ananissoh 14.03.15 dans La Une Livres, Afrique, Les Livres, Critiques, Roman, Seuil

Les coqs cubains chantent à minuit, janvier 2015, 188 pages, 17 €

Ecrivain(s): Tierno Monénembo Edition: Seuil

Les coqs cubains chantent à minuit, Tierno Monénembo

Comment dire cela d’une manière simple et claire ? Il y a comme une double nature à ce onzième roman de l’écrivain guinéen Tierno Monénembo. C’est une lettre – pas un roman sous la forme imitée d’une lettre, non, c’est un récit romanesque pour ainsi dire classique, une longue narration qu’un Cubain nommé Ignacio Rodríguez Aponte, paumé et enfermé dans son île, adresse à un « ami » guinéen installé à Paris, du nom de Tierno Alfredo Diallovogui. Le récit est donc à la deuxième personne du singulier.

« Dans quel état seras-tu quand tu auras fini de lire cette lettre ? Prostré, hébété, hystérique ? Non, non… Plutôt muet, plutôt absent, perdu dans des pensées profondes et graves ; hiératique, marmoréen (une vraie statue maya) alors qu’un feu intérieur et vorace te dévore, viscères et âme. Granit angoissé, va ! »

De bout en bout, nous entendons la voix d’Ignacio et le silence de Tierno, et imaginons celui-ci tête penchée sur ce qu’il lit. A coup sûr, une lecture attentive, prenante, pensive car c’est rien de moins que l’élucidation du mystère qui recouvre les toutes premières années (décisives, comme on sait)  de sa vie et du sort de sa mère évaporée alors qu’il n’avait que cinq ans qui lui est livrée dans ces près de deux cents pages.

Un an plus tôt, Tierno a fait un voyage à Cuba. Pèlerinage, dit-il quand on insiste. Il est né à la fin des années soixante-dix (en 1979 peut-être, année de parution du premier roman de… Tierno Monénembo), d’un père guinéen et d’une mère cubaine. De 1958 à 1984, année du décès de son tyrannique chef dans un hôpital des… USA, le régime guinéen fut d’obédience non-alignée et anti-impérialiste, en affinité politique donc avec celui de Fidel Castro par exemple. Le père de Tierno – saxophoniste réputé du nom de Sam-Saxo – visite Cuba en 1978 dans le cadre d’un de ces rassemblements festifs propres aux démocraties dites populaires d’autrefois et y fait la connaissance de la jeune Juliana. Elle le suit en Guinée. Mariage de courte durée dont naît Tierno. Les coqs cubains chantent à minuit développent une intrigue criminelle ; c’est même un suspense. Il convient de laisser le lecteur découvrir pourquoi Tierno adulte ignore tout ou presque de sa mère, et comment Ignacio Aponte, (officiellement) simple guide touristique, bien après la visite de Tierno sur l’île maternelle, parvient à éclairer celui-ci sur sa propre vie.

« A présent, j’en suis à me demander quel est ce cinéaste invisible qui, bien avant Méliès, si ça se trouve, nous a réunis dans cette sordide aventure où tu joues le premier rôle (celui de ta vie, ta vie que tu connais si mal, ta vie que tu vis si mal – n’ayant jamais réussi à te fourrer dans ta peau, à jouer pour de bon le rôle qui est le tien), et nous autour, en figurants pâlichons, sans talent, sans enthousiasme. Il a planté le décor, préparé le scénario et réparti les rôles sans rien demander à personne ».

La narration – la lettre – d’Ignacio Aponte est à l’image de son auteur ; tous deux ne payent pas de mine, mais sont plus, réellement plus que ce qu’ils paraissent à première vue. Et nous revenons à l’idée d’un texte double, à tiroirs. Ignacio Aponte n’est pas qu’un guide habile à gruger des touristes occidentaux ; c’est pourquoi il peut nous livrer, au final, ce roman que nous sommes en train de lire. C’est pourquoi il est attentif à tout et à tous, capable de relier entre eux des indices souvent très minces et fugitifs, éparpillés dans le temps et dans l’espace ; c’est encore pourquoi il consent à accomplir cet effort patient, moral et gratuit – la narration romanesque est une patience morale – de reconstituer tout le scénario, d’écrire (et non pas de donner pêle-mêle les informations) à Tierno qui a été contraint de quitter l’île sans avoir pu élucider l’énigme de la disparition de sa mère.

La dualité que nous supposons est partout. L’idéologie (religieuse ou politique ou les deux mélangées) comme norme intransigeante pour la vie humaine oblige les hommes à la duplicité. L’homme est certes esprit, mais beaucoup plus volontiers chair. La révolution permanente est un effort surhumain – peut-être même inhumain. L’homme est trop grand et trop imparfait à la fois. Les coqs cubains chantent à minuit décrivent cette duplicité généralisée. Personne n’est seulement ce qu’il paraît. En dehors de Tierno (mais justement, il se cherche) aucun des personnages n’est unique. En témoignent ces deux jeunes femmes – deux amantes simultanées de Tierno – dont les (vrais) prénoms proclament qu’elles sont des sœurs jumelles et qui, en réalité, n’ont aucun lien de sang entre elles. Le roman raconte à la fois le séjour (le pèlerinage) infructueux de Tierno et l’intrigue dont celui-ci est la proie – les acteurs impitoyables de cette intrigue jouant des rôles de bienveillants dans la version pèlerinage. Ce séjour de Tierno dans une Havane qui, selon le narrateur, se résume à trois « choses », filles, rhum, salsa, est décrit avec verve (admirable exercice de citations littéraires et musicales), et le lecteur, la plupart du temps, ne s’aperçoit pas des indices qui balisent le récit. Indices qui alertent donc le guide Ignacio mais pas Tierno (il frôle la vérité sans s’en douter une seconde). Le lecteur – c’est une démonstration que Monénembo écrit des romans depuis trente-cinq ans – est ainsi un jumeau de Tierno. Ils se confondent tous deux. Tierno est lecteur du roman puisqu’il en est le destinataire ; il lit une longue lettre qui est le roman que lit le lecteur que nous sommes. Faites l’expérience. Une fois arrivé à la dernière page du roman, une fois su le fin mot de l’intrigue – très cruelle –, reprenez au début. Vous constaterez que vous lisez un autre roman ou presque ; un second, caché sous celui que vous venez de finir, avec les mêmes êtres mais dans d’autres rôles. En fait, la première fois, vous étiez Tierno Diallovogui (étranger), visitant un Cuba opaque ; la seconde, vous êtes Ignacio Aponte (autochtone), percevant clairement les composantes d’une terrible histoire dans laquelle Fidel Castro est impliqué. Un enquêteur peut en cacher un autre.

 

Théo Ananissoh

 


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A propos de l'écrivain

Tierno Monénembo

 

Tierno Monénembo est né en 1947 en Guinée. Il a reçu le prix Renaudot en 2008 pour son roman Le Roi de Kahel. Il est un des romanciers importants de la littérature africaine en langue française.

 

A propos du rédacteur

Theo Ananissoh

 

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Domaines de prédilection : Afrique, romans anglophones (de la diaspora).
Genre : Romans
Maisons d'édition les plus fréquentes : Groupe Gallimard, Elyzad (Tunisie), éd. Sabine Wespieser

Théo Ananissoh est un écrivain togolais, né en Centrafrique en 1962, où il a vécu jusqu'à l'âge de 12 ans.

Il a suivi des études de lettres modernes et de littérature comparée à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Il a enseigné en France et en Allemagne. Il vit en Allemagne depuis 1994 et a publié trois romans chez Gallimard dans la collection Continents noirs.

Il a aussi écrit un récit à l'occasion d'une résidence d'écriture en Tunisie, publié dans un ouvrage collectif : "1 moins un", in Vingt ans pour plus tard, Tunis, Ed. Elyzad, 2009.

 

Lisahoé, roman, 2005 (ISBN 978-2070771646)

Un reptile par habitant, roman, 2007 (ISBN 978-2070782949)

Ténèbres à midi, roman, 2010 (ISBN 978-2070127757)

L'invitation, roman, Éditions Elyzad, Tunis 2013

1 moins un, récit, (dans Vingt ans pour plus tard), 2009