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Les Bonnes Gens, Laird Hunt

Ecrit par Yann Suty 18.03.14 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Roman, USA

Les Bonnes Gens (Kind One), traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, février 2014 256 p. 21,80 €

Ecrivain(s): Laird Hunt Edition: Actes Sud

Les Bonnes Gens, Laird Hunt

 

1910. Au crépuscule de sa vie, une femme se souvient. Elle s’appelle Ginny Lancaster. Autrefois, elle était surnommée « Scary Sue ». Scary, qui vient de sa cicatrice (« scar », en anglais), un cercle rouge sombre au-dessus de l’os de sa cheville, qu’elle se fait un malin plaisir à entretenir. « Dès que la cicatrice se mettait à se résorber, elle commençait à lui donner un ou deux coups bien sanglants ». Scary, aussi, comme celle qui fait peur.

A quatorze ans, quelques années avant la guerre de Sécession, Ginny se marie avec un cousin éloigné, Linus Lancaster. Il lui a promis une grande propriété, une vie de princesse, mais elle se retrouve dans une ferme isolée du Kentucky, dans un élevage de porcs. C’est bien à eux seuls que le maître des lieux est capable de témoigner quelques égards. Sinon, c’est un être abject. Un tyran domestique. Un véritable porc qui maltraite ses esclaves noirs et sa femme.

Prenant prétexte d’une hypothétique stérilité de Ginny, il se met à abuser sexuellement de ses deux domestiques, Cleome et Zinnia, qu’il appelle ses « filles ».

Ces esclaves sont la seule compagnie de Ginny. Délaissée, rongée par la jalousie, elle entreprend de rivaliser avec son mari en termes d’atrocités et fait des deux jeunes femmes ses victimes.

Un jour, Linus est assassiné. Les rôles s’inversent alors. Les esclaves vont s’en prendre à la jeune veuve. Les victimes deviennent bourreaux, les bourreaux victimes. Tout a changé, mais rien n’a changé. Au contraire. Les anciennes esclaves semblent se faire un plaisir à exploiter celle qui fut la femme de leur tortionnaire (et leur tortionnaire) avec une cruauté au moins égale à celle qu’elles ont subie. Il n’y a aucun pardon. Aucune tentative de réconciliation. Œil pour œil, dent pour dent, semble être la seule issue possible, comme si elles prenaient au pied de la lettre l’une des sentences de la Bible, le seul livre autorisé dans la maison par le maître des lieux.

« La haine ne rend que la haine », écrit Laird Hunt, comme si les unes ne valaient pas mieux que les autres. Etre bourreau ou victime est une question de pouvoir, mais aussi de temps. Un jour ou l’autre, les choses basculent, les positions évoluent, le rapport de force aussi. S’il devient en votre faveur, tout ce que vous penserez à faire, c’est d’écraser l’autre et de l’humilier. Jour après jour, la victime perd son humanité, cette humanité même à laquelle le bourreau ne peut plus prétendre puisqu’il est devenu bourreau.

Laird Hunt effectue un double renversement de perspective. Le bourreau devient donc victime et la victime devient bourreau, mais il change aussi les points de vue. C’est d’abord Ginny qui prend la parole et qui raconte son histoire. Zinnia prend ensuite le relais. L’histoire est toujours écrite par le camp des vainqueurs. Mais qui gagne vraiment ? Et existe-t-il vraiment un gagnant ? Tout ce qu’on fait un jour, on le paye. Et ceux qui le font payer risqueront de le payer à leur tour.

« Vient un jour où tout ce que vous croyiez avoir laissé derrière vous plante sa tente au beau milieu de ce que vous espériez encore pouvoir qualifier de lendemain pour hurler : “Par ici”.

Eh bien, me voici ».

La partie la plus importante des Bonnes Gens se déroule à la veille de la guerre de Sécession, la guerre civile américaine qui va redéfinir les Etats-Unis en abolissant l’esclavage. Laird Hunt avance-t-il que son pays est né sur un terreau de haine ? Que c’est la tentative de balayer tout ça qui a permis la (re)constitution d’une nation ? Pour y parvenir, les dominés devront apprendre à être dominants et inversement. Laird Hunt n’est cependant pas aussi affirmatif. Il parle des prémisses d’une situation. Il nous donne des dates, à nous d’imaginer, d’extrapoler les événements qui ont pris leur racines dans une telle situation. On pourrait ainsi rapprocher le livre du film de Michael Haneke, Le ruban blanc, qui mettait en scène la jeunesse d’une génération qui deviendra celle des nazis.

Laird Hunt balaye les époques. Le livre a commencé en 1830, il s’achèvera avec les descendants des protagonistes de l’histoire, un siècle plus tard, dans les années 1930. Le livre débute par un homme qui creuse un puits. Un puits pour pouvoir avoir de l’eau et vivre. Son bébé va tomber dedans et mourir, comme si les fondations du pays ne pouvaient qu’être celles de la mort, que le sacrifice d’un enfant était nécessaire pour que leurs descendants puissent vivre.

Ginny viendra habiter au même endroit. Ce puits deviendra le sien. Il sera aussi l’un des fils conducteurs du récit.

Laird Hunt reste souvent très factuel et assez dépouillé. Il ne s’apitoie pas sur le sort des uns et des autres. On n’est pas dans le mélo, on n’est pas non plus dans le pathos ou, au contraire, dans l’horreur, dans la jouissance presque sadique des coups portés.

Le livre peut être perçu une comme une saga sur un siècle, riche en thématiques et en événements. D’autres auraient pu mettre 500 pages à la raconter. Laird Hunt s’en contente 250, ce qui en rend l’impact peut-être plus fort.

 

Yann Suty

 


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A propos de l'écrivain

Laird Hunt

 

Né en 1968, Laird Hunt a vécu à Singapour, Tokyo, Londres, Paris, La Haye, New York… et dans une ferme de l’Indiana. Titulaire d’un MFA in Writing & Poetics, il est également ceinture noire de taekwondo. Il a travaillé au service de communication des Nations Unies et enseigne actuellement à Brown University. Nombre de ses textes et de ses critiques ont paru dans le New York Times, le Wall Street Journal, le Washington Post et le Guardian. Publiée en France par Actes Sud, son œuvre romanesque comprend notamment Les Bonnes Gens (2014) qui a figuré dans la dernière sélection du prestigieux PEN/Faulkner Award 2013, ainsi que Neverhome (2015), pour lequel il a reçu le premier « Grand prix de littérature américaine ». Laird Hunt réside à Providence (Rhode Island) avec sa femme, la poétesse Eleni Sikelianos, et leur fille Eva Grace.

 

A propos du rédacteur

Yann Suty

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Membre fondateur


Yann Suty est écrivain, il a publié Cubes (2009) et Les Champs de Paris (2011), chez Stock