Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari (par Yann Suty)
Le sermon sur la chute de Rome, 22 août 2012, 208 p. 19 €
Ecrivain(s): Jérôme Ferrari Edition: Actes Sud
Recension 1
Dans un petit village corse perché loin de la côte, il est de tradition que les hommes, à la fin de la journée, se retrouvent dans le petit bar local, l’épicentre de leur univers. Parmi ces hommes, nombreux sont ceux qui ont quitté le village et leur île, mais qui ont fini par revenir pour y ruminer leurs échecs, leur existence dépourvue de gloire, leurs rêves brisés, à l’instar de Marcel Antonetti, né à la fin de la première guerre mondiale. La « malédiction » se transmet d’une génération à l’autre. Des décennies plus tard, le petit-fils de Marcel, Matthieu connaîtra une expérience similaire.
A la mort de sa femme, Marcel ne veut pas s’occuper de son fils nouveau-né, Jacques, et il le confie à sa sœur. Quelques années plus tard, Jacques tombe amoureux de sa cousine, Claudie, avec laquelle il a grandi. Ils se marient (« Pour beaucoup, ce mariage n’est pas celui de l’amour mais du vice et de la consanguinité ») et ont un fils, Matthieu, et une fille, Aurélie.
Matthieu vit à Paris. Il est étudiant en philosophie. Son monde à lui, c’est la Corse de sa famille et de ses ancêtres. Et pourtant, c’est un monde qu’il ne connaît pas et qu’il tente d’apprivoiser en y passant toutes ses vacances d’été à partir de son adolescence.
Il finit par abandonner ses études de philosophie pour reprendre, avec son ami Libero Pintus, un bar dont ils espèrent qu’il contribuera à l’édification d’un « meilleur des mondes possibles ».
Ce projet est rendu possible parce que le grand-père, Marcel, a accepté de le financer. Pour la mère de Matthieu, ce n’est pas un geste bienfaiteur, bien au contraire. « Claudie fit une scène épouvantable à Marcel. Elle l’accusa de malveillance et de sabotage, avec préméditation et circonstances aggravantes, il n’aidait son petit-fils que parce qu’il le haïssait et voulait le voir gâcher sa vie, juste pour le plaisir de prouver qu’il ne s’était pas trompé sur son compte, et l’autre abruti en était ravi, il ne comprenait rien, il se jetait dans l’abîme avec enthousiasme, comme le petit con qu’il était, et Marcel avait beau protester de sa bonne foi, rien n’y faisait, elle le vouait aux gémonies, hurlait qu’il paierait pour son infamie d’une manière ou d’une autre […] ».
Les débuts du bar ouverts par Matthieu et Libero sont prometteurs.
« Au mois d’août, avant son départ pour l’Algérie, Aurélie vint passer une quinzaine de jours au village avec celui qui partageait encore sa vie et elle fut stupéfaite d’y trouver le jaillissement d’une vie bouillonnante et désordonnée qui déferlait sur toute chose mais prenait manifestement sa source dans le bar de son frère. On y trouvait une clientèle hétéroclite et joyeuse, qui mêlait les habitués, des jeunes gens venus des villages alentours et des touristes de toutes nationalités, incroyablement réunis dans une communion festive et alcoolisée que ne venait troubler, contre toute attente, aucune altercation. On aurait dit que c’était le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l’amour sur terre et les riverains eux-mêmes, d’habitude si prompts à se plaindre des moindres nuances, au premier desquelles il fallait compter la simple existence de leurs contemporains, arboraient le sourire inaltérable et béat des élus ».
Mais, comme son grand-père des années plus tôt, Matthieu perdra ses illusions. L’alcool, le sexe et la corruption, d’abord rampante puis généralisée, vont bouleverser sa petite entreprise.
Les deux anciens philosophes espéraient créer un havre de paix et de bonheur, ils vont se retrouver au cœur d’un enfer dont ils ne doutaient pas qu’ils seraient les agents catalyseurs.
Le sermon sur la chute de Rome est une tragédie familiale qui traverse le temps et les époques. Trois générations sont convoquées, l’intrigue s’étale sur près d’un siècle. Tous les ingrédients d’un roman fleuve sont réunis, le souffle épique des grandes sagas est également au rendez-vous, mais le livre se tient en à peine plus de 200 pages.
D’une façon similaire, le propos est synthétique et va à contre-courant d’une prose ample. La phrase de Jérôme Ferrari est remarquable. Longue, elle serpente entre les virgules, et s’appuie sur un réalisme d’une précision extrême qui ne la rend que plus lyrique.
Le livre est impitoyable, à l’image du sermon sur la chute de Rome de Saint-Augustin qui sert de fil conducteur au roman. Toute entreprise humaine, dès lors qu’elle repose sur l’amnésie de la contingence, est vouée à l’échec, expliquait le philosophe. Jérôme Ferrari se livre à une illustration d’un concept, mais qui n’a rien de théorique, de pompeux ou de verbeux. Il observe ses personnages qui se déchirent, les hommes qui ont des illusions de pouvoir surmonter, qu’ils ont l’espoir de réussir là où tous les autres ont échoué. Mais tout ce qu’ils font les amènera forcément à la chute.
Yann Suty
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