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Le regard inconnu, Silvia Baron Supervielle (par Jean-Paul Gavard-Perret)

Ecrit par Jean-Paul Gavard-Perret 05.01.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Gallimard

Le regard inconnu, octobre 2020, 110 pages, 12 €

Ecrivain(s): Silvia Baron Supervielle Edition: Gallimard

Le regard inconnu, Silvia Baron Supervielle (par Jean-Paul Gavard-Perret)

 

Une femme à sa fenêtre

Ecrire n’est venu à l’esprit de celle qui était encore adolescente que progressivement : « J’écrivais des poèmes et des contes en espagnol, mais je ne pensais pas sérieusement à écrire ». C’est même après son arrivée en France que tout commence réellement et ce, au moment où elle passe de sa langue maternelle au français : « J’ai pas mal tardé à changer de langue. Pour faire plaisir à mes amis, qui voulaient lire quelque chose de moi, je me suis mise à écrire en français. Ça m’a beaucoup plu, je voyais les choses d’une autre façon ».

Le passage d’une langue à l’autre en effet n’est jamais de l’ordre du simple transfert mais de l’infusion. Et l’auteure dans sa nouvelle langue donne à sa langue de jeu un caractère moins baroque. Cela resserre sa pensée là où comme chez Beckett s’instruit un travail d’économie lexicale et aussi de solitude essentielle que fomente l’exil. Toutefois il n’exclut pas l’autre mais l’appelle.

Ce dernier livre de Silva Baron Supervielle est sans doute le plus abouti. Il recèle un je-ne-sais-quoi d’un sentiment de testament anthume où les accents lyriques ne sont jamais fortuits. Et la femme debout à sa fenêtre qui regarde la ville entrer dans la nuit ne peut que nous toucher, et nous atteindre, au moment où le confinement nous a entraînés dans un exercice de passivité.

Mais pour autant ce texte n’a rien d’un journal de bord de la Covid. Il propose un voyage autant hors du temps que dedans, et à travers les déplacements géographiques que cela implique. Derrière la vitre, les souvenirs reviennent : Paris c’est Montevideo, et la Seine, Rio de Plata.

Le tout dans une quête. Le texte n’est en rien un retour arrière, un mémoire mélancolique. Arrimé au présent et au milieu de la fuite des jours, il ne s’agit pas seulement de « réimager » les paysages perdus, mais au moment où l’ombre poursuit de plus en plus les jours, de guetter – par-delà traces et choses vues – l’inexistence qui dit que la poétesse « est aussi contagieuse que l’existence ».

C’est ce que ressentent en effet et plus que les autres les solitaires. Ils font l’expérience du silence et face à eux-mêmes ont l’impression que leur ombre les remplace et qu’ils peuvent même disparaître dans ses vacillations.

Pour preuve, l’appartement de l’auteure devient la maison de son être mais aussi de son ombre, dont « la fumée s’éteint entre les doigts ». S’y perçoivent toutefois des voix, des chants. Dans son refuge, Silvia Baron Supervielle, plutôt que « taquiner la muse » comme on disait jadis, précise : « je produirai des signes dans le ciel et la terre, sang, feu, tant que faire se peut et cela en gris sur le blanc d’un papier, où à mesure que la nuit tombe le crayon transfigure le monde que les mots scribes agitent pour inventer la pensée à venir ».

Existent çà et là de véritables visions incisées – entre autres par le Cheval effrayé par l’orage, de Delacroix – mais au-delà des images de feu qu’une telle œuvre inspire, et quoique fascinée par toutes sortes de flammes et d’éclair, la créatrice dévoile des trous de décor et un paysage de cendre à la Juan Gris, là où chaque chapitre se termine par un poème de la narratrice.

Elle y concentre en suc lyrique le fruit de chaque moment de méditation. Ces temps sont de plus en plus forts dans de telles rêveries nocturnes, et les images de plus en plus profondes. Tout aspect chamarré disparaît jusqu’au terme du livre :

« C’est le temps de la Fin qui révèle la vision

L’heure vient où je ne vous parlerai plus en figures ».

Mais ce temps n’est pas encore venu. Avant sa sortie, l’étrangère en son paradis terrestre guette par la fenêtre ce qui existe ou n’est plus là où même la nuit n’est pas ténèbres mais où la clarté ressemble à l’ombre. Ce qui n’empêche pas de parler – bien au contraire.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

Silvia Baron Supervielle, née à Buenos Aires, est arrivée en France en 1961. Elle a traduit Marguerite Yourcenar en espagnol (avec qui elle a entretenu une correspondance). Elle a réuni les poèmes d’amour de Borges chez Gallimard. Elle est elle-même écrivain, poétesse et essayiste. Après L’alphabet du feu (2007) où elle racontait son parcours littéraire, son récit autobiographique, Lettres à des photographies (2013), est adressé sa mère disparue lorsqu’elle avait un an.

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A propos de l'écrivain

Silvia Baron Supervielle

Silvia Baron Supervielle est née en 1934 à Buenos-Aires d'une mère uruguayenne d'origine espagnole et d'un père argentin d'origine française. Lorsqu'elle arrive en France en 1961, elle a déjà une oeuvre en langue espagnol (poèmes et nouvelles) mais elle poursuit son oeuvre en français. Elle est l'auteur de nombreuses traductions de l'espagnol en français et du français vers l'espagnol.

 

(Terre à ciel)


A propos du rédacteur

Jean-Paul Gavard-Perret

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Domaines de prédilection : littérature française, poésie

Genres : poésie

Maisons d’édition les plus fréquentes : Gallimard, Fata Morgana, Unes, Editions de Minuit, P.O.L


Jean-Paul Gavard-Perret, critique de littérature et art contemporains et écrivain. Professeur honoraire Université de Savoie. Né en 1947 à Chambéry.