Le Journal d’une femme de chambre, Octave Mirbeau (par Didier Smal)
Le Journal d’une femme de chambre, Octave Mirbeau, Folio, février 2024, édition de Noël Arnaud, révisée par Michel Delon, 592 pages, 8,30 €
Edition: Folio (Gallimard)
« D’ailleurs, j’avertis charitablement les personnes qui me liront que mon intention, en écrivant ce journal, est de n’employer aucune réticence, pas plus vis-à-vis de moi-même que vis-à-vis des autres. J’entends y mettre au contraire toute la franchise qui est en moi et, quand il le faudra, toute la brutalité qui est dans la vie. Ce n’est pas de ma faute si les âmes, dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture ».
Célestine prévient d’emblée, dès la première entrée du Journal d’une femme de chambre, que ce qu’elle propose au lecteur sera peu reluisant, sera un portrait sans fards de la bourgeoisie au service de laquelle elle a été, et pourtant la critique fut scandalisée lors de la publication de ce roman d’Octave Mirbeau en 1900.
Il est vrai que l’auteur, sous couvert de publication du journal de « Mlle Célestine R…, femme de chambre », exprime ses opinions, qu’elles soient relatives à l’ordre social et son hypocrisie, ou à l’antisémitisme qui pourrit ces années où l’affaire Dreyfus clive à juste titre la société française. Pour ce faire, il choisit le point de vue d’une domestique, être hybride à l’en croire : « Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… ». Cet être, transparent aux yeux de ses employeurs, taillable et corvéable à merci, au point qu’une Mme de Tarves se comporte telle une « maquerelle » et pousse insidieusement Célestine dans le lit de son fils, et pourtant témoin obligé du quotidien, oblige le lecteur à poser un regard féroce sur la bourgeoisie, ses petitesses, ses vices (dont le fétichisme de la bottine de M. Rabour), ses contradictions qui seraient hilarantes si elles n’étaient si pathétiques :
« Ah ! les bourgeois ! Quelle comédie éternelle ! J’en ai vu et des plus différents. Ils sont tous pareils… Ainsi, j’ai servi chez un député républicain. Celui-là passait son temps à déblatérer contre les prêtres… Un crâneur, fallait voir !… Il ne voulait pas entendre parler de la religion, du pape, des bonnes sœurs… Si on l’avait écouté, on eût renversé toutes les églises, fait sauter tous les couvents… Eh bien, le dimanche, il allait à la messe, en cachette, dans des paroisses éloignées… Au moindre bobo, il faisait appeler les curés, et tous ses enfants étaient élevés chez les jésuites. Jamais, il ne consentit à revoir son frère qui avait refusé de se marier à l’église. Tous hypocrites, tous lâches, tous dégoûtants, chacun dans leur genre… ».
Effectivement, nul ne semble trouver grâce aux yeux de Célestine, mis à part le jeune M. Georges, tuberculeux qui lui « demandait de lui lire des poèmes de Victor Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Maeterlinck » et à qui elle offrira d’aimer – tout en le tuant, du moins s’en persuade-t-elle. Pour le reste, ce ne sont que des comportements honteux, des bassesses risibles au mieux, effarantes de stupidité et de lésine au pire ; ce que montre Mirbeau, c’est l’exploitation d’une classe sociale, la domesticité, par une autre classe sociale, la bourgeoisie, qui se pense quasi seigneuriale mais ne procède d’aucune élévation. Les Lanlaire (ah ! ce nom qui prête à rire…), au service desquels Célestine entre au début du roman, sont exemplaires à ce titre, eux dont la fortune actuelle résulte d’entourloupes financières, pour dire le moins, réalisées par leurs parents : on possède un million, mais on compte les pruneaux dans un plat…
Il ne faut pas croire pour autant que la domesticité trouve grâce aux yeux de Célestine et donc Mirbeau : elle semble écrasée par son sort, l’acceptant au nom de quelques avantages ou de la possibilité de voler les maîtres. Certes, le passage sur le bureau de placement est sidérant, montrant toute la misère sociale, voire la détresse mentale des domestiques, mais même en ce lieu, ce ne sont que ragots et médisances – c’est encore pire dans le petit village normand proche du prieuré des Lanlaire. Plus affligeant encore, les domestiques, et Célestine ne s’exclut pas du lot, semblent avoir à cœur d’adopter les pires opinions les environnant, à l’image de Joseph, le « jardinier-cocher », une « perle », mais lecteur de La Libre parole, le journal créé par Drumont en 1892 (« Il est membre de la Jeunesse antisémite de Rouen, membre de la vieillesse antijuive de Louviers, membre encore d’une infinité de groupes et de sous-groupes, comme Le Gourdin national, le Tocsin normand, les Bayados du Vexin… etc… Quand il parle des juifs, ses yeux ont des lueurs sinistres, ses gestes, des férocités sanguinaires… ») : Mirbeau ne montre en rien un peuple glorieux, dont viendrait le salut, mais bien un peuple volontiers séduit par le… populisme. De même, aucun désir véritable d’émancipation sociale à espérer : lorsque Célestine s’établit finalement avec Joseph à Rouen, c’est pour elle-même devenir maîtresse, certes d’un cabaret, avec des domestiques à son service ; Bourdieu pourrait évoquer, à propos du Journal d’une femme de chambre, le désir de reproduction sociale à l’œuvre dans toute classe sociale, le dominé ne rêvant au fond que de devenir dominant à son tour.
Mais cela, c’est le lecteur qui est amené à le déduire, car Mirbeau n’explique rien en feignant de laisser la parole à la seule Célestine, qui raconte sa vie avec détachement et fatalisme, le présent l’incitant à évoquer des souvenirs épars (dont une enfance misérable qui aurait servi de justification à un Zola mais que Mirbeau a l’intelligence d’évoquer sans lien de véritable causalité). Célestine se reconnaît des supériorités par rapport aux autres domestiques normandes (« L’éducation, le frottement avec les gens chics, l’habitude des belles choses, la lecture des romans de Paul Bourget m’ont sauvée de ces turpitudes… Ah ! les jolies et amusantes rosseries des offices parisiens, elles sont loin !… »), mais, même si Mirbeau la fait écrire avec un style parfois trop soutenu pour être honnête, elle reste l’observatrice d’une partie de la société française dont elle saisit les opinions (des débats sur le catholicisme, l’antisémitisme rampant voire vigoureusement debout, le snobisme culturel, l’indifférence fondamentale pour une quelconque modification sociétale, etc.) sans s’opposer à aucune, sans prendre position ; Célestine, personnage en cela éminemment moderne, souffre au fond d’atonie politique.
En conséquence, portrait féroce et souvent sarcastique de la bourgeoisie, Le Journal d’une femme de chambre est aussi le roman d’une forme de fatalisme, on y revient, dans lequel sont dressés des constats ironiques, voire affreux de méchanceté et de bêtise (l’assassinat de la petite Claire étant ainsi imputé à des Juifs, qui auraient ainsi commis un « meurtre rituel ») mais dont ne ressort, dans le chef de Célestine, aucun désir de changer la société – au contraire, il convient d’y trouver sa place, juste un rien supérieure à celle connue jusque-là. Quitte donc à reproduire un schéma.
Didier Smal
Octave Mirbeau (1848-1917) était un écrivain, critique d’art et journaliste français, à l’œuvre aussi protéiforme que novatrice.
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