La première femme, Jennifer Nansubuga Makumbi (par Yasmina Mahdi)
La première femme, Jennifer Nansubuga Makumbi, éd. Métailié, mars 2024, trad. anglais (Ouganda) Céline Schwaller, 544 pages, 23 €
Edition: Métailié« L’ethnobiographie constitue, à partir de l’informateur, une méthode de maïeutique sociale qui permet au sujet de se retrouver lui-même et qui lui donne la possibilité de porter témoignage sur son groupe, sa société, sa culture »
Jean Poirier et coll., 1983
La première femme est le deuxième roman de Jennifer Nansubuga Makumbi (écrivaine ougandaise née à Kampala, diplômée d’un Doctorat en création littéraire de l’Université de Lancaster, récompensée en 2018 du Prix de Littérature Windham-Campbell). Et c’est par la voix de la jeune Kirabo Nnamiiro que va se dérouler le continuum de la saga d’une vaste famille ougandaise, partagée entre croyances animistes et monothéismes. Le contexte est celui du post-colonialisme, sous l’ère dictatoriale et sanguinaire d’Idi Amin Dada (1925-2003). Jennifer Nansubuga Makumbi réveille les grands mythes de l’Afrique de l’Est, notamment ceux de l’Ouganda, indépendant en 1962, pays membre de l’Organisation de la coopération islamique.
Kirabo, la protagoniste, se rebelle contre les oukases misogynes, les stéréotypes figés de genre, les mariages arrangés et les maternités incessantes. Enfant rêveuse mais révoltée, elle se sent blessée dans sa chair car en manque de mère. La fillette, élevée par ses grands-parents, est taraudée par l’idée de connaître l’identité de cette dernière. Pensant découvrir l’énigme maternelle, Kirabo se rend de nuit, en cachette, chez la belle sorcière Nsuuta, à « la peau claire comme une calebasse » pour lui avouer sans ambages : « Je me bats avec les garçons (…) Je déteste les tâches ménagères, je déteste m’agenouiller et je ne supporte pas les bébés ». Or, les tabous sont tels que son jeune corps l’indispose et elle en éprouve de « la colère, le dégoût, et même la répugnance ».
Les dissensions entre ethnies apparaissent, ainsi que la racialisation assignant négativement la peau à du « noir charbon ». Il s’agit également de domination, d’asservissement et de destruction de la terre mère : « (…) les gens ont défriché des kilomètres et des kilomètres de terre pour faire place à des shambas de cultures commerciales apportées par les Européens. Des milliers et des milliers d’espèces végétales remplacées par seulement deux : le café et le coton. Bientôt, les petits animaux et les insectes qui vivent dans la terre disparaîtront aussi (…) la catastrophe ». L’écriture de l’autrice est fluide, sobre, articulée par un regard contemporain. Les secrets généalogiques, les complots que découvre Kirabo constituent la genèse d’une société. Nsuuta lui révèle les origines matriarcales de l’Afrique, une théogonie où « la mer, disaient les anciens, était le royaume de la femme » et où « la plupart des masses d’eau, les puits, les thermes, les ruisseaux, appartiennent à des esprits féminins ». Dans la cosmogonie ougandaise, des esprits féminins – naïades, sirènes – défient le monde et les hommes.
L’existence de Kirabo est bouleversée quand elle déménage pour Kampala, en compagnie du mystérieux Tom. Jennifer Nansubuga Makumbi décrit des situations parfois cruelles mais avec un humour tendre. Les filiations secrètes angoissent la petite villageoise pour qui « ses robes et ses culottes enveloppées dans un kitambaala en coton crocheté de fleurs, faisaient tellement campagne ». L’Angleterre a modifié les modes de vie des Ougandais et les missionnaires ont imposé leur morale, leur façon de vivre et leurs écoles religieuses. L’identité des ethnies est déconsidérée au profit d’une supposée « bonne éducation » à l’européenne, notamment l’identité de clan et les langues vernaculaires. Devenue étudiante, Kirabo affronte les groupes d’étudiantes unies ou rivales, l’atavisme de femmes plus conservatrices, en percevant « le concept du kweluma », où « les filles s’étaient elles-mêmes réduites à leur vagin, à des objets destinés à la consommation masculine », ou au contraire le féminisme et l’émancipation des « mwenkanonkano ».
La romancière ougandaise, dans son ethnobiographie, utilise des expressions de l’idiome luganda. Un bond dans le temps rappelle les chroniques plus anciennes de la littérature africaine, son utopie, sa mythologie avant que « le christianisme [n’ait détourné] progressivement les rites de naissance, de mariage et de décès des guérisseurs traditionnels ». L’évangélisation des Ougandais a commencé avec la conversion d’hommes à la prêtrise et l’emploi de noms d’adoption chrétiens, et pour les mères et les filles, « un peu de lecture et d’écriture augmenterait leur valeur sur le marché du mariage » – un constat ambigu… Cependant, l’héritage du conte oral demeure vivant dans les villages. Une certaine amertume pointe chez Jennifer Nansubuga Makumbi, « dénonçant la stupidité de mépriser sa propre culture » de la part des citadins. De plus, elle fait dire à son héroïne : « Tu ne connais pas les Européens ; ils prennent les questions simples au sérieux et les questions sérieuses à la légère. Ils ne nous comprennent pas, nous ne les comprenons pas, il faut être claire là-dessus » – un bilan d’échec ?
Les changements de mentalité sont rendus dans un style classique, une réflexion émouvante. Le thème de la sororité traverse le roman. La mentalité ougandaise est à l’image de la mutation de ce territoire, partagé entre les croyances ancestrales et l’avancée galopante de l’occidentalisation, la perpétuation de l’unité familiale et clanique, la libération individuelle et l’affranchissement du patriarcat : « les femmes n’ont pas besoin que leurs pères leur insufflent de l’énergie pour revendiquer leurs droits ». Retracer la chronologie des origines est un acte de résistance car « les histoires sont essentielles ».
Yasmina Mahdi
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