La Mort à Venise (Der Tod in Venedig, 1912), Thomas Mann (par Léon-Marc Levy)
La Mort à Venise (Der Tod in Venedig, 1912), Thomas Mann, Le Livre de Poche, trad. allemand, Félix Bertaux, Charles Sigwalt, Axel Nesme, 138 pages
Ecrivain(s): Thomas Mann Edition: Le Livre de Poche
Roman d’un déclin inéluctable inscrit dans une Venise glauque, écrasée de soleil et de puanteurs, assaillie par une épidémie de choléra, La Mort à Venise est un thrène dédié à la vieillesse et à la déchéance d’un homme. Loin, très loin des clichés de la Venise des fêtes et des touristes de la Place Saint-Marc, cette novella nous invite à entendre les derniers élans, la dernière passion, les derniers doutes, le dernier désespoir, le dernier souffle de Gustav Aschenbach, un écrivain quinquagénaire, venu à Venise pour nourrir son amour des arts et échapper un temps à sa ville d’origine, Munich, qui le déprime.
C’est un Ange qui va l’accompagner dans ce dernier chemin. Un Ange droit sorti d’un tableau de Léonard, aux traits fins, presque féminins, aux cheveux longs et ondulés. Tadzio. Dans les lignes qui suivent, surgit le Saint Jean-Baptiste de maître Leonardo, et Mann place l’image réelle au-dessus de celle de l’artiste.
La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité expressive et quasi divine, […] les traits avaient un charme si personnel, si unique, qu’Aschenbach ne se souvenait d’avoir vu ni dans la nature, ni dans les musées une si parfaite réussite.
Mais un faisceau de signes déployés comme un rhizome par Thomas Mann au cœur de la narration, installe peu à peu l’Ange du côté des ténèbres, Venise du côté funèbre.
Tadzio porte sur son visage et sa personne tout entière la beauté divine. Mais dans le même temps, ses jeux de regards vers Aschenbach, ses minauderies évidemment calculées, le placent dans la séduction infernale, à laquelle l’écrivain vieillissant va irrésistiblement se livrer. L’invitation au péché évoque le Paradis Perdu, et la Chute s’en suivra, le déclin inexorable d’Aschenbach.
Venise la Belle emboîte le pas de Tadzio dans la séduction funeste. L’écrivain est toujours fasciné par la beauté de l’architecture et des œuvres d’art, mais Venise montre aussi, de plus en plus, un visage inquiétant, chargé de décadence et de mélancolie. Le temps se brouille, le ciel est maussade. Mann fait de nombreuses allusions à la mythologie grecque, à Apollon et Dionysos en particulier. Tadzio et Venise portent l’ombre de ces dieux. Celui de la Lumière et de la Joie, de l’harmonie musicale pour Apollon, celui du désordre et de la dissonance pour Dionysos. Et puis Venise sombre peu à peu dans l’épidémie de choléra et son cortège de convois funèbres et de lamentations. Tout est traversé par l’ombre de la mort, même les baignades au Lido, devant l’Hôtel des Bains, les discussions lors des repas des pensionnaires ; l’ombre lentement l’emporte sur la lumière.
Thomas Mann compose à la manière d’un peintre le tableau de cette Venise glauque et funeste. Jusqu’à en métamorphoser le symbole, la gondole.
Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Age, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux ; cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage. Et le siège d’une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n’est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde ?
La structure de la novella rappelle évidemment celle d’une tragédie classique : cinq chapitres, comme les cinq actes qui mènent au dénouement fatal. Et comme dans une tragédie, la marge du texte, ses connotations, sont des signes annonciateurs. Avant même que ne se noue l’intrigue, alors que Aschenbach est encore à Munich, une mystérieuse apparition, lors d’une visite au cimetière, d’un homme coiffé d’un chapeau de paille est un premier signe, qui sera suivi de plusieurs autres, prémonitoires : la rencontre sur le bateau, au milieu de jeunes gens, d’un horrible vieux beau, maquillé pour dissimuler son âge ; l’apparence de la gondole qui l’emmène au Lido (d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils), la touffeur humide et malsaine, portée par le souffle tiède du Sirocco venu d’Orient, d’une Venise malade (ciel et mer restaient chargés et livides). Dans ce jeu de correspondances où semblent se multiplier les figures annonciatrices d’un destin tragique, la cité des Doges joue évidemment un rôle central. À la fois cause et métaphore du déclin d’Aschenbach, alliance de splendeur et de pourriture, de noblesse et de vulgarité, elle est l’expression d’une magnificence aristocratique atteinte d’un mal intérieur qui la ronge.
Aschenbach lutte néanmoins contre le courant de son propre déclin. Il reste l’esthète qui analyse la beauté, ou la laideur. Son regard passionné sur Tadzio est traversé d’éclairs de lucidité qui le ramène à la réalité, celle d’un homme vieillissant, pathétique, énamouré à distance d’un tout jeune garçon. Mais son dernier combat vers la lumière est voué à l’échec.
Thomas Mann a prénommé son personnage principal Gustav. Son portrait ne trompe pas – jusqu’aux lunettes pince-nez – l’ombre de Mahler, que Mann connaissait, plane sur le récit. Et Luchino Visconti n’a pas manqué de le souligner en associant pour toujours l’Adagietto de la 5ème Symphonie dans son film de 1971, comme le son obsessionnel de l’évanescence de tout, dans le mélange d’eau et de lumière d’une lagune dévastée par l’épidémie mortelle où la silhouette d’un Ange disparaît peu à peu et à jamais au regard de Gustav Aschenbach.
Léon-Marc Levy
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