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La Montagne magique, Thomas Mann (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 14.11.25 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Langue allemande, Roman, Fayard

La Montagne magique, Thomas Mann, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Fayard, 2016, 782 pages, 39 euros.

Ecrivain(s): Thomas Mann Edition: Fayard

La Montagne magique, Thomas Mann (par Marie-Pierre Fiorentino)

 

Sur la Montagne magique, tutoyer l’amour.

La nuit de Walpurgis, dans un salon de la maison Berghof, sanatorium cossu de Davos, Hans Castorp déclare à Clavdia Chauchat son amour. Il le fait en français, la langue qui permet, dans ce monde « d’en haut » où le seul lien évident entre pensionnaires est un mal identique, d’échanger des politesses entre gens qui ne parlent pas la même.

Mais il n’est plus question, dans l’intimité que tissent piano et rumeurs de la fête, de politesse. « Je t’aime, balbutia-t-il, je t’ai aimée de tout temps, car tu es le Toi de ma vie, mon rêve, mon sort, mon envie, mon éternel désir… »* Hans, qui ne s’est jamais auparavant adressé à Clavdia, la tutoie d’emblée. Car, de même que la tuberculose outrage, sans se laisser d’abord voir puis à grand renfort de drames, la vie de cette communauté dont les apparences doivent rester sauves, de même la vie intérieure de Hans est trop bouillonnante pour se plier encore, cette nuit de Walpurgis, aux cachotteries bienséantes d’une conversation mondaine.

D’ailleurs, sa volonté amoureuse farouche s’est toute concentrée dans sa constance hautement symbolique à n’accepter de s’adresser à Clavdia qu’en la tutoyant, comme le font spontanément les enfants entre eux ou ceux qui, quoique leur mise impeccable laisse imaginer, placent plus haut que tout le désir de vivre l’amour, quelque forme qu’il prenne.

 

Or, Hans semble vivre cet amour contre le plan tracé d’avance par son destin mais peut-être aussi contre le sens apparent du roman lui-même dont son auteur réaffirme au fil des chapitres qu’il porte sur le temps.

Proche de devenir ingénieur naval mais très fatigué après ses études, Hans était venu à la montagne l’été précédent pour une visite de trois semaines à son cousin, Joachim Ziemssen. Mais peu avant de repartir, de la fièvre, attribuée à un rhume a conduit le maître des lieux, le docteur Berhens, à lui diagnostiquer une lésion récente au poumon et lui conseiller de reporter son départ.

Alors dans un décor permanent de carte postale (la montagne, le sanatorium, la forêt et ses chemins, le village) Hans devient l’acteur-spectateur d’une sorte d’une tragi-comédie où entrent et sortent sans arrêt des personnages. « Nous baissons les lumières de notre petit théâtre pour changer de scène » indique Mann en guise de transition entre deux tableaux.

Et le temps passe, dont l’auteur ne fait aucun mystère, annonçant dès l’avant-propos qu’il durera sept ans. Mais il est maître dans l’art de rendre distrayant, parfois même trépidant, ce qui pourrait être a priori aussi soporifique que les cures de repos quotidiennes obligatoires. Une séance de cinéma et de nombreuses conversations, joutes verbales parfois violentes, toujours documentées, sont l’occasion pour Mann de se livrer à un état des lieux politique, intellectuel et moral de l’Europe dans laquelle il vit. Retirés « du monde d’en bas » comme les pensionnaires l’appellent, ceux du « monde d’en haut » en sont le concentré : plus sensibles ou plus résistants, plus combattifs ou plus résignés, ils forment une humanité réduite en nombre mais pas en diversité de caractères.

 

Dans cet inépuisable foisonnement littéraire, l’amour de Hans pour Clavdia confère au récit une tension d’autant plus fascinante que le héros en est, autant que le lecteur, un spectateur attentif et de plus en plus conscient.

Sa fièvre, donc, hasard, chance, bénédiction, - c’est comme on voudra l’interpréter - vont lui permet de rester dans le sillage de la belle russe d’allure khirghize, remarquée dès son arrivée et qu’il observe, de plus en plus rougissant, palpitant, à la grande confusion du prude Joachim mais à l’amusement médisant des autres patients.

Hans se soumet de bonne grâce à ces regards curieux car sur cette montagne d’où l’on évacue, en toute discrétion, les cadavres en bobsleigh pendant que les survivants dévorent l’un de leurs cinq repas quotidiens ou se livrent à la cure de repos obligatoire, emmitouflés pour faire face au froid glacial de la loggia, on ne peut compter que sur le spectacle des autres et sur celui que l’on va donner de soi pour se divertir des chambres vite libérées et désinfectées, vite réoccupées.

Hans, très tôt orphelin, a déjà été amoureux d’un camarade d’école, Pribislav, auquel il ne s’adressa qu’une fois pour lui emprunter un crayon puis le lui rendre, comblé par l’histoire que son sentiment lui a inspirée. Or, il retrouve, chez Clavdia, un peu de cet exotisme choquant, pour le hambourgeois rigide qu’il est. Et puisque cette nuit de Walpurgis, on a organisé dans les salons des jeux de société, c’est sous le même prétexte qu’il aborde enfin l’objet absolu de ses fantasmes, renseigné peut-être plus qu’il n’aurait souhaité par les conférences du docteur Krokovski sur le sens psychanalytique de ce qu’on appelle amour.

Cet amour-là est trouble de la distance presque toujours tenue entre Clavdia et Hans. Les effleurements sont d’autant plus électriques qu’ils sont rares et la peau de Clavdia, voilée ou dévoilée par ses robes, d’autant plus désirable que c’est peut-être le docteur Berhens, peintre du dimanche pour lequel elle a posé, qui a pu l’examiner de plus près. Ainsi, plus les étages, les rangées de tables au réfectoire et la foule tiennent éloignent les deux jeunes gens, plus les pensées de Hans enveloppent Clavdia d’une toile de rêves aussi prégnants que le goût et le parfum des cigares qu’il fume.

Mais Clavdia, qui a laissé au Daguestan un mari qu’elle ne semble pas pressée de rejoindre, n’est pas une enfant. Elle a repéré depuis le début le manège de son jeune admirateur. Pourquoi, alors qu’il était prêt à faire sa connaissance, s’est-il laissé influencer par Settembrini, vague écrivain italien, auto-proclamé guide intellectuel de Hans, l’abreuvant de doctrines politico-littéraires fumeuses ? Il est bien temps de se rapprocher d’elle qui va, dès le lendemain, quitter le sanatorium. Leur première rencontre sera donc leur première dispute ? Mais Hans a assez attendu pour renoncer à tout espoir ou se formaliser. Rien ne le détournera, donc, cette nuit de Walpurgis, d’un flot d’aveux d’autant plus maladroitement sincères qu’ils sont désespérés.

 

Clavdia reviendra-t-elle ? Leur ébauche d’idylle dessinée ce soir-là a-t-elle un avenir ? Il reste au lecteur la seconde moitié du roman pour le découvrir. Car comme Hans qui ne pense qu’à ce possible retour, le lecteur guette en se laissant distraire par de nouveaux personnages pittoresques, par des échappées en plein air et par de mauvaises nouvelles qu’il faut surmonter au fil des années qui passent.

Car le temps, dont Hans a fait, comme l’auteur lui-même, le sujet de sa réflexion, ne se mesure pas là-haut comme dans la plaine mais là-haut du moins est-on plus conscient d’attendre quelque chose au rythme des visites médicales, des radiographies et, parfois, d’effrayantes interventions chirurgicales. Et qu’attendre d’autre que l’amour ou la mort ?

Clavdia, comme Thomas Mann lui-même, traite Hans avec dérision, l’un et l’autre raillant ses convictions guindées ou ses scrupules puérils. Pourtant, « ce frêle enfant de la vie », comme l’a surnommé Settembrini, lui-même sous le charme, saura le moment venu rejoindre le fracas du monde qu’il essayait de ne pas entendre en se livrant à une passion nouvelle pour la musique, Carmen de Bizet ou Le Tilleul de Schubert. Il n’y a pas de certitude sur la maladie de Hans et peut-être ne souffrait-il que de son incapacité à vivre hors de ce rêve d’amour. Du moins a-t-il su sept ans durant vivre pour lui.

 

*Les citations en italique indiquent les passages en français dans le roman.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

Thomas Mann (1875-1955), écrivain allemand Prix Nobel de littérature en 1929, a publié La Montagne magique en 1924. Il est aussi l’auteur de Les Buddenbroock (1901) et La mort à Venise (1913). Successivement adulé en Allemagne puis rejeté car devenu critique vis-à-vis de son propre pays, son parcours littéraire et intellectuel, parfois déroutant, est jalonné de quelques constantes qui nourrissent ses œuvres : le poids de son histoire familiale, le refus des idéologies, l’exploration des thèmes existentiels sous l’éclairage des découvertes de Freud.



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A propos de l'écrivain

Thomas Mann

 

Thomas Mann, né le 6 juin 1875 à Lübeck et mort le 12 août 1955 à Zurich, est un écrivain allemand, lauréat du prix Nobel de littérature en 1929.

Il est l'une des figures les plus éminentes de la littérature européenne de la première moitié du xxe siècle et est considéré comme un grand écrivain moderne de la décadence. Rompant peu à peu avec les formes littéraires traditionnelles, ses ouvrages comprenant romans, nouvelles et essais, font appel aux domaines des sciences humaines, de l'histoire, de la philosophie, de la politique et de l'analyse littéraire pour produire une image du siècle et de ses bouleversements. Son œuvre, influencée par Arthur Schopenhauer, est centrée sur l'étude des rapports entre l'individu et la société. Elle oppose généralement la rigueur du travail intellectuel, la spiritualité et le culte de l'action.

 

A propos du rédacteur

Marie-Pierre Fiorentino

 

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr