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La faille, Isabelle Sorente

01.09.15 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, Jean-Claude Lattès

La faille, septembre 2015, 520 pages, 20 €

Ecrivain(s): Isabelle Sorente Edition: Jean-Claude Lattès

La faille, Isabelle Sorente

 

Lucie de l’amère mort

Comme Musset résumant Lorenzaccio dès la première scène de sa pièce, Isabelle Sorente dévoile l’intrigue de son roman dans ses deux premières pages. Car La faille, qui se déroule entre 1988, année où Mina et Lucie se rencontrent, et 2014, qui voit la mort du pervers manipulateur que Lucie a épousé, est savamment construit.

Dès leur premier regard – Mina la narratrice a presque 16 ans et Lucie la fille aux cheveux d’or 12 – elles savent que leur amitié appartiendra à l’espèce rare de celles qui durent toute la vie. Une de ces amitiés passionnées qui ressemblent à de l’amour. « Les yeux de Lucie, à vrai dire, n’étaient pas bleus, ils avaient la couleur d’un lac en automne, reflétant un ciel gris ».

Lucie est à la fois sombre et lumineuse, esclave et libre. D’une beauté sidérante, « sauf sous un certain angle, quand elle tirait ses cheveux en queue-de-cheval, alors ses paupières rondes et ses sourcils très pâles la faisaient ressembler à un batracien ».

Quant à Mina, qui a sauté deux classes à l’école, elle doit être première en tout pour plaire à sa mère qui a cessé de sourire quand son mari l’a quittée pour une femme plus jeune.

Hélas, sans prévenir, la mère de Lucie, grande bourgeoise fortunée et indifférente, déménage à Tours avec sa fille. Les lettres de Mina restent sans réponse. Comme dans Les trois mousquetairesd’Alexandre Dumas, vingt ans s’écoulent…

2008. Mina, devenue un écrivain reconnu, reçoit une invitation de Lucie pour la première deMademoiselle Julie dont elle tient le rôle principal. « Tu m’as dit un jour que j’étais née pour être actrice, j’aimerais que tu viennes voir combien tu avais raison ».

Comme tout écrivain qui retrouve son héroïne, Mina rapplique fissa. « Je ne connais qu’une chose plus immorale que le désir, c’est l’attirance du romancier pour un personnage ».

Mina reste fascinée par Lucie (l’héroïne peut être aussi une drogue) et elle la retrouve vêtue d’un « jean moulant avec un pull rose bonbon. Sur une autre qu’elle, la tenue aurait paru vulgaire. Sur Lucie Scalbert, le rose criard devenait délicieux, le jean serré lui faisait des jambes de chevreuil, elle était comme autrefois, parfaite ».

Son interprétation de la pièce de Strindberg est unanimement saluée. Hélas un metteur en scène inconscient lui fait jouer une Desdémone censée être l’âme d’Othello et un critique fielleux ruine sa carrière en quelques lignes ignobles. Quant au metteur en scène, il a courageusement filé à la Scala pour monter Candide.

Mina reconstitue l’histoire de Lucie et de VDA son mari, un monstre que ses parents dégoûtent, notamment quand il imagine son père « agrippé comme un insecte sur le corps plantureux » de sa mère.

Si chacun des protagonistes du roman sorentesque possède une faille qui remonte à son enfance (comme Martin le narrateur de 180 jours (1), celle de Lucie est béante. Les personnages secondaires sont tous épatants : David, l’amour de jeunesse de Lucie l’intellectuelle « dont j’aimais mieux l’esprit que les baisers », Eugenio le peintre ou Bich, son égérie (prononcer Byk). « Vous pouvez m’appeler Bich comme salope, si vous préférez, j’aime autant ça que Bique. Eugenio croit qu’il me respecte en me traitant de chèvre ».

Mina, elle, ressemble à s’y méprendre à Isabelle Sorente. Elle est première de sa classe sans faire aucun effort et elle a deux passions, la littérature et les mathématiques. Et elle s’y entend pour bâtir un roman ! Isabelle Sorente navigue entre le passé et le présent avec maestria, mélangeant les dialogues à la narration au sein de longs paragraphes où tout s’imbrique naturellement, sans jamais égarer le lecteur.

La faille multiplie les fausses pistes, fourmille de sous-entendus et distille les révélations. Et les personnages les plus glaçants, comme VDA ou la mère de Lucie, ont tous des circonstances atténuantes qui sont peu à peu dévoilées. La construction du récit possède un côté hitchcockien et la blondeur de Lucie évoque Kim Novak dans Vertigo.

La psychologie des personnages est savamment fouillée même si Mina s’en défend : « romancier ce n’est pas un métier de psy, c’est un métier de la terre. On laboure par tous les temps, quelles que soient les émotions, quelle que soit la météo. Ce n’est pas un métier raffiné que je fais, c’est un métier rude ».

C’est surtout un métier qu’Isabelle Sorente fait rudement bien !

 

Fabrice del Dingo

 

(1) 180 jours d’Isabelle Sorente (JC Lattès 2013)

Cf. http://www.lacauselitteraire.fr/180-jours-isabelle-sorente

 

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A propos de l'écrivain

Isabelle Sorente

 

Isabelle Sorente a publié plusieurs romans (dont « L » ou La prière de septembre), des essais (Addiction générale) et des pièces de théâtre Hard copy. Elle a fondé la revue Ravages. Dans sa jeunesse, elle est sortie major de l’école des mines avant de faire polytechnique pour s’occuper les neurones.