180 jours, Isabelle Sorente
180 jours, 4 septembre 2013, 460 pages, 20 €
Ecrivain(s): Isabelle Sorente Edition: Jean-Claude Lattès
A l’ombre des jeunes truies en pleurs
Autant ne pas utiliser de vaines périphrases : disons d’emblée que 180 jours est un roman magistral.
Il est construit de main de maître et, de la scène de tachycardie nocturne qui l’ouvre jusqu’à son dénouement, il tient le lecteur en haleine.
Martin, le narrateur, est un quadragénaire a priori normal (il a dû voter Hollande) mais on découvre au fil du récit qu’il a vécu une enfance et une adolescence torturées. De longues années de souffre-douleur ont engendré des troubles du sommeil mais il vit une belle histoire d’amour avec Elsa, une journaliste épatante « celle que la rédaction dépêchait auprès des gens intelligents pour leur faire cracher le morceau ». Mais, hélas, « l’optimisme n’est pas une maladie sexuellement transmissible. Puisque Elsa souriait dans son sommeil et que je sursautais ».
Martin enseigne la philosophie à l’université sous la houlette de Dionys Marco, brillant directeur du département de philosophie. Veuf depuis peu, Dionys est un coureur invétéré qui trotte avec succès derrière la gente féminine. Seule demeure imperméable à son charme sa fille de 18 ans, Tico (Cornélia de son vrai prénom), inconsolable de la mort de sa mère et guerrière inflexible de l’écologie doublée d’une végétarienne convaincue.
Tico affecte de détester à peu près tout le monde, seuls les animaux suscitent sa compassion et font battre son cœur.
« Tico a trituré sa serviette en papier, elle a regardé la tranche de jambon qui s’étalait au fond du plat de faïence. (…) Non merci, murmura-t-elle, je ne mange pas d’animaux morts ».
Est-ce le dîner initial avec Tico qui va le motiver (Martin adore les causes perdues contrairement à sa compagne Elsa) ? Toujours est-il qu’il accepte, pour les besoins d’un séminaire sur l’animal, d’aller visiter un de ces élevages de porcs qui écœurent Tico.
Et, là, il va découvrir un univers terrifiant, glaçant et puant composé de sept bâtiments où des porcs entassés sont successivement transférés. De la conception à l’embarquement, en passant par la gestation, la maternité, le post sevrage et l’engraissement, le porc met 180 jours pour passer de quelques grammes à 110 Kilos dont l’essentiel finira dans nos assiettes en jus de boudin, sauciflard et rillettes. Car, refrain bien connu, tout est bon dans le cochon. On peut même en concevoir de la grande littérature : la preuve par 180.
L’élevage appartient à Jean Legai, un homme pragmatique qui, pas fou, ne mange pas ce qu’il produit : « Je préfère la chair des bestioles qui ont vécu au grand air avant de crever ». Mais il destine ses malheureux porcs aux « gamins qui ne lèvent jamais le nez de leur écran plat » et préfèrent les bestioles insipides « qui leur ressemblent parce qu’elles ne mettent pas le nez dehors ».
Martin se lie d’amitié avec Nicolas, surnommé Camélia (il a une petite toux sèche comme la dame d’Alexandre Dumas fils), chef d’élevage de la porcherie et dont Legai veut faire son héritier.
Et Martin a des zones d’ombre et, ça tombe bien, l’élevage qu’il va passer au crible est situé dans la commune d’Ombres, ville mystérieuse mi-bretonne mi-normande sortie de l’imagination féconde de la belle Isabelle Sorente qui sait nous emmener où elle veut : à bon porc. Ah… les femmes !
Martin est fasciné par Marina, la truie surdouée (la nuit elle sort de sa cage sans que personne ne comprenne comment elle s’y prend) et à l’œil maquillé, dont l’intelligence et le regard empreint d’humanité le stupéfient : Elle comprend les mots de Camélia et elle va jusqu’à tuer ses petits pour leur éviter de finir en chipolata.
Car où est la frontière ? « C’est un effet de la porcherie (…) tu finis par voir des animaux parmi les hommes et des hommes parmi les animaux ». Je me disais aussi…
180 jours, c’est le temps qu’il faut pour passer de l’état d’embryon à l’abattoir, 180 jours, c’est le temps pendant lequel Martin adolescent s’est baladé avec un couteau dans son cartable avant d’être guéri de ses démons par un prof d’anglais psychologue, 180 jours, c’est le temps qu’il faut pour nouer une amitié profonde, 180 jours c’est, tout simplement, un roman original, exceptionnel, dont on n’a pas fini de parler.
Fabrice del Dingo
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