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L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines, Luis Sepulveda

Ecrit par MCDEM (Murielle Compère-Demarcy) 22.10.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Nouvelles, Métailié

L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines, avril 2015, 133 pages, 16 €

Ecrivain(s): Luis Sepulveda Edition: Métailié

L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines, Luis Sepulveda

 

L’Ouzbek muet constitue le titre de l’une des nouvelles de cet opus avec, comme dans les autres histoires clandestines qui le composent, pour toile de fond les années 1960 où la politique occupait une place prépondérante, au Chili et dans les pays environnants, où la jeunesse partageait « le beau rêve/d’être jeunes sans en demander la permission » (dédicace de la première nouvelle de ce recueil, Le soldat Tchapaïev à Santiago du Chili). Une jeunesse militante – camarades des Jeunesses Communistes du Chili, de la Fédération des Jeunes Socialistes – en lutte dans une révolution ardente contre l’impérialisme américain, la montée du libéralisme capitaliste.

Originaire du Chili, Luis Sepύlveda connaît le décor de ces histoires émouvantes qu’il met en intrigue, et le charme de ce recueil tient à ce que l’auteur du Vieux qui lisait des romans d’amour, de Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler, de La Folie de Pinochet, entre autres, nous rapporte ici des récits de vie teintés parfois d’une drôlerie décalée par rapport à la gravité et l’extrême dangerosité des faits, avec une tendresse délicate et touchante. Récits de vie rapportés par l’intermédiaire de témoins, par le truchement de témoignages oraux, retranscrits souvent près d’un demi-siècle plus tard.

Les histoires se déroulent dans le tempo fluide d’une écriture limpide, concentrée sur le vif de l’action révolutionnaire, débarrassée de toute fioriture d’ordre descriptif et de commentaires. La voix de l’auteur ne se fait pas tant entendre ici que celle d’un narrateur accomplissant un devoir de retranscription de faits politiques survenus dans de jeunes vies trépidantes emportées dans le feu passionné et incontrôlable du combat révolutionnaire. S’y retrouvent les valeurs d’une solidarité commune à ces combattants, ses chutes également tel « un tas de miroirs brisés », à l’image de la mémoire que nous sommes (cf. ces mots de Jorge Luis Borges cités en exergue de Moustik : « Nous sommes notre mémoire, / Ce musée chimérique aux formes inconstantes, / Ce tas de miroirs brisés »).

Histoires d’action, émaillées de touches picturales réalistes et pittoresques sur le décor et la vie quotidienne et exceptionnelle d’une jeunesse militante des années 60 emportée à ses risques et périls dans le flot des révolutions politiques ; ponctuées de dialogues efficaces, au rythme enlevé, comme était captivé et entier l’engagement sur fond d’idéal révolutionnaire de cette jeunesse soulevée.

Le lecteur entre avec empathie dans l’univers passionné et parfois maladroit, inexpérimenté, de cette jeunesse révoltée soutenant à corps et à cri la cause bafouée de l’homme exploité, trompé, voire « exterminé » comme dans cette guerre du Vietnam évoquée d’entrée dans ce recueil. Ainsi le narrateur de la première nouvelle, alias Pavel Korchagin – le héros Komsomol de Et l’acier fut trempé–, improvisant avec son camarade militant des Jeunesses communistes du Chili, Marcos, alias Tchapaïev, et le camarade de la Fédération des jeunes socialistes, Tino, alias Chamaco Valdès – improvisant donc l’opération « Vo Nguyen Giap », action révolutionnaire visant à marquer leur opposition à la guerre d’extermination au Vietnam par l’impérialisme américain (Le soldat Tchapaïev à Santiago du Chili). Première action révolutionnaire commune entre les Jeunesses communistes du Chili et la Fédération des jeunes socialistes, fomentée par de jeunes ardents révolutionnaires encore inexpérimentés, bricolant leur bombe avec les moyens du bord.

L’ardeur politique des jeunes héros voués corps et âme à leur cause, mais encore englués dans une obéissance aveugle à la discipline militante sans avoir eu le temps d’acquérir encore de réelle expérience, engendre de cocasses inattendues situations dont les jeunes gens tentent de se dépêtrer tant bien que mal, sous le regard tendre du narrateur et du lecteur touché et emporté dans le pittoresque et les maladresses de leurs pérégrinations.

Bien sûr l’amour n’est jamais loin et teinte d’idéal romantique ou d’érotisme les aléas très sérieux de l’engagement politique. Comme une respiration douce, un bol d’oxygène, dans le souffle de forge brûlant d’un engagement politique révolutionnaire, vecteur d’une application directe du fait accompli. Ainsi en pleins préparatifs d’une action révolutionnaire, le narrateur de la première nouvelle délaisse-t-il une discussion politico-militaire d’une haute urgence au profit d’une préoccupation sentimentale : « Et puis, abandonner une discussion politico-militaire pour aller manger du gâteau avec une nana », lui reproche-t-on, « ça, c’est enfreindre la discipline révolutionnaire » (Le soldat Tchapaïev à Santiago du Chili).

L’auteur pointe du doigt la difficulté qu’oppose l’idéologie au processus révolutionnaire proprement dit. Il oriente l’humour tendre de son regard en projecteur sur l’insuffisance des dispositifs mis en place pour la lutte, l’insuffisance des structures entourant les actions radicales engagées par les jeunes révolutionnaires. « Les FARCH (Forces Armées Révolutionnaires du Chili) avaient (…) pris la décision de s’armer, d’acheter des flingues mais pour cela, il leur fallait une infrastructure économique qui leur permette de disposer d’artillerie, de planques et des besoins communs à tout processus révolutionnaire. Et comme cette détermination devait passer à la pratique en respectant la voie organique (…). Finalement, ils avaient choisi à l’unanimité de remettre à plus tard les discussions tactiques et stratégiques » (Blue Velvet). C’est dans cet écart entre le très sérieux et passionné, déterminé, engagement des jeunes révolutionnaires, et la légèreté, l’insuffisance de leur arsenal de combat, que s’immiscent les failles et le comique, parfois le dénouement cocasse, de leurs actions. Ces failles donnent l’ingrédient de ces histoires clandestines. Les rapports disproportionnés entre la cause poursuivie, les moyens déployés et le résultat, prêtent à sourire et émeuvent un lecteur touché par l’investissement passionné et sincère de ces jeunes en quête d’un idéal qu’ils ne voient pas tel, encore moins utopique.

Dans l’incipit de L’Ouzbek muet, le narrateur confie : « Il y a dix ans, Rodrigo m’a donné des détails sur cette histoire dans la gare centrale de Genève. Par une température de moins de dix degrés son récit m’a fait rire et pleurer. Quand on s’est séparés je lui ai donné dix ans pour l’écrire faute de quoi je le ferais moi-même ». Ces histoires clandestines nous font rire et pleurer. Nous procurent des émotions, imperméables au tarissement, au bruissement de l’oubli glacé de nos mémoires. Simples lecteurs nous n’en demeurons pas moins des spectateurs émus par leurs récits de vie, sans âge au final, puisque traversés par cette éternelle jeunesse, synonyme d’espoirs et d’espérance, dont nous conservons en chacun(e) de nous des brandons incandescents, relais vers d’autres passages… vers des chemins de révolution, permanents. L’heure est toujours venue de répondre « présent ! » dans le panorama insurrectionnel des temps qui courent. La question étant de savoir s’il est possible « d’arriver à réaliser pacifiquement et démocratiquement des changements » dont notre destin a besoin – et à quel prix. Question à laquelle se heurtent les jeunes héros de ce recueil d’histoires clandestines de Luis Sepύlveda, L’Ouzbek muet, toujours d’actualité.

 

Murielle Compère-Demarcy

 


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A propos de l'écrivain

Luis Sepulveda

 

Luis Sepúlveda est un écrivain chilien né le 4 octobre 1949 à Ovalle. Son premier roman, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, traduit en trente-cinq langues et adapté au grand écran en 2001, lui a apporté une renommée internationale. 1975 : il a vingt-quatre ans lorsque, militant à l’Unité populaire (UIP), il est condamné à vingt-huit ans de prison par un tribunal militaire chilien pour trahison et conspiration. Son avocat, commis d’office, est un lieutenant de l’armée. Il venait de passer deux ans dans une prison pour détenus politiques. Libéré en 1977 grâce à Amnesty International, il voit sa peine commuée en huit ans d’exil en Suède. Il n’ira jamais, s’arrêtant à l’escale argentine du vol. Sepúlveda va arpenter l’Amérique latine : Équateur, Pérou, Colombie, Nicaragua. Il n’abandonne pas la politique : un an avec les Indiens shuars en 1978 pour étudier l’impact des colonisations, engagement aux côtés des sandinistes de la Brigade internationale Simon-Bolivar en 1979. Il devient aussi reporter, sans abandonner la création : en Équateur, il fonde une troupe de théâtre dans le cadre de l’Alliance française. Il arrive en Europe en 1982. Travaille comme journaliste à Hambourg. Ce qui le fait retourner en Amérique du Sud et aller en Afrique. Il vivra ensuite à Paris, puis à Gijon en Espagne. Le militantisme, toujours : entre 1982 et 1987, il mène quelques actions avec Greenpeace. Son œuvre, fortement marquée donc par l’engagement politique et écologique ainsi que par la répression des dictatures des années 70, mêle le goût du voyage et son intérêt pour les peuples premiers.

 

A propos du rédacteur

MCDEM (Murielle Compère-Demarcy)


Lire toutes les publications de Murielle Compère-Demarcy dans la Cause Littéraire


Murielle Compère-Demarcy - publiant aussi sous le nom de MCDem. - est une poétesse, nouvelliste et auteure de chroniques littéraires et d'articles critiques.

Poésie

Atout-cœur, éditions Flammes vives, 2009

Eau-vive des falaises éditions Encres vives, collection Encres Blanches, 2014

Je marche..., poème marché/compté à lire à voix haute, dédié à Jacques Darras, éditions Encres vives, collection encres Blanches, 2014

Coupure d'électricité, éditions du Port d'Attache, 2015

La Falaise effritée du Dire, éditions du Petit Véhicule, Cahier d'art et de littérature, Chiendants, n°78, 2015

Trash fragilité, illustrations de Didier Mélique, éditions Le Citron gare, 2015

Un cri dans le ciel, éditions La Porte, 2015

Je tu mon alterégoïste, couverture de Didier Mélique, préface d'Alain Marc, 2016

Signaux d'existence suivi de La Petite Fille et la Pluie, éditions du Petit Véhicule, 2016

Le Poème en marche, suivi de Le Poème en résistance, éditions du Port d'Attache, 2016

Dans la course, hors circuit, éd. du Tarmac, 2017

Poème-Passeport pour l'Exil, co-écrit avec le photographe-poète Khaled Youssef, éd. Corps Puce, coll. Parole en liberté, 2017

Réédition Dans la course, hors circuit, éd. Tarmac, 2018

... dans la danse de Hurle-Lyre & de Hurlevent..., éd. Encres Vives, coll. Encres Blanches, n°718, 2018

L'Oiseau invisible du Temps, éd. Henry, coll. La Main aux poètes, 2018

Alchimiste du soleil pulvérisé, Z4 Éditions, 2019

Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, coll. L'Or du Temps, 2019

Dans les landes de Hurle-Lyre, Z4 Éditions, 2019

L'écorce rouge suivi de Prière pour Notre-Dame de Paris & Hurlement, préface de Jacques Darras, Z4 Editions, coll. Les 4 saisons, 2020

Voyage Grand-Tournesol, avec Khaled Youssef et la participation de Basia Miller, Z4 Éditions, Préface de Chiara de Luca, 2020 [262 p.]

Werner Lambersy, Editions les Vanneaux, 2020

Confinés dans le noir, Éditions du Port d'Attache, illustr. de couverture Jacques Cauda ; 2021

Le soleil n'est pas terminé, Editions Douro, avec photographies de Laurent Boisselier. Préface de Jean-Louis Rambour. Notes sur la poésie de MCDem. de Jean-Yves Guigot. Illustr. de couverture Laurent Boisselier, 2021

L'ange du mascaret Murielle Compère-Demarcy (avec prologue de Laurent Boisselier) aux éditions Henry coll. grand format ; 2022.