L’Être et le roman – Lakis Proguidis (Par Laurent LD Bonnet)
L’Être et le roman – Lakis Proguidis – 2025 – Éditions du Canoë
Il était une fois dans le désert.
Il était une fois, aux confins de l’Iran, dans le lointain désert du Baloutchistan, un ingénieur qui construisait des routes. Dans la chaleur, le bruit et la sueur, il œuvrait, consciencieux et assidu, dix heures par jour, trente jours par mois ; ainsi va l’humain, se disait-il un matin comme les autres, alors qu’il roulait seul, réfléchissant croyait-il, à la suite de petits miracles que nécessite le déroulement d’un ruban d’asphalte de quatre cents kilomètres, là où, vingt ans avant, les cris des caravaniers se mêlaient aux blatèrements des chameaux. Un an plus tard, un ayatollah chasserait l’empereur du pays. Les routes interrompues s’ensableraient quelques mois. Mais l’ingénieur serait déjà loin, sa propre révolution accomplie depuis un an, surpris ce matin-là par l’embuscade qu’avaient tendue sous un soleil écrasant, un romancier et une vision : Gombrowitz et un Bédouin. Que sait-on des gens qui vont bouleverser nos vies à un recoin de librairie ou de dune ? Par définition, rien du tout, voici la beauté de l’histoire.
Ainsi pourrait se raconter le début de la seconde vie de l’ingénieur Proguidis, faisant de cet auteur qui depuis bientôt un demi-siècle ausculte le grand corps romanesque de la littérature, un quêteur d’absolu, en somme un personnage de roman.
À n’en pas douter, il faut disposer de cette force-là pour s’aventurer dans la jungle littéraire qu’il explore. Et des alliés ! Et il en possède ! Il fait même route avec eux pour L’Être et le roman, deuxième essai de sa trilogie autour de Rabelais. Solides et remarquablement puissants, ils l’épaulent de légitimités forgées à l’épreuve de l’histoire : Witold Gombrowitcz et François Rabelais. Lakis Proguidis s’entoure donc de solides compères, c’est son manifeste, on le verra. En tout cas, si d’aventure, quelque vil manant de la critique littéraire francophone avait ourdi le complot d’oublier l’un ou de minimiser l’autre, en tant qu’acteurs fondamentaux de l’histoire du roman, n’ayons crainte ! Lakis Proguidis veille ici au grain. C’est un essai qui déroge aux règles du genre académique, prévient l’éditeur. En effet, références et notes s’avèrent succinctes, les articulations de démonstration parfois retorses à suivre, mais tant mieux, a-t-on envie de dire, car le roman est là ! Porté au feu comme la passion au ciel, un ciel laïque – Proguidis n’est pas mystique – Celui de la grande littérature : le roman européen, nous crie l’auteur, a été fondé par Rabelais et a atteint une acmé révélatrice avec Gombrowitcz. C’est la première raison d’être de cette démonstration qui doit se lire comme une aventure puissamment charpentée en quatre parties : Introductions – Bagages – Traversées – Un pas dans le brouillard, comprenant chacune des chapitres aux titres évocateurs comme : Autour d’une photo, Réponse tardive, Liberté égale plaisir partagé, Le corps convoité…
Parfois on peine, souvent on s’enthousiasme, Lakis Proguidis est un conteur qui s’ignore. Mais il fait toujours bon autour de son feu d’écriture. Parfois trop chaud, les mots fument et les yeux piquent, il faut relire deux pages pour ne pas perdre le fil, alors on s’écarte, puis on y revient quand on veut entendre à nouveau le mantra qui constitue la seconde raison d’être de l’œuvre : nous faire entendre le chant d’un concerto que l’on ne perçoit plus guère jouer dans la République française des lettres (par manque de temps, de volonté, plus sûrement à cause d’un banal assèchement dû aux vents erratiques de la réussite qui soufflent sur les âmes d’écrivain : “Ô désespoir, ô ventes ennemies, que serai-je si je ne vis de vos fruits !”), mais Lakis Proguidis, survolant ce pauvre champ de bataille qui ne l’intéresse pas, se mue en chef d’orchestre, et lance à travers ses pages le chant des deux instruments qui, selon lui, importent avant tout à l’art du roman : l’esthétique et l’amitié.
L’Esthétique, parce qu’il en existe une, propre au langage romanesque ! La définir et la mettre en valeur constitue ici la démarche de l’auteur. C’est d’autant plus indispensable, nous dit-il, que : “Si un jour l’art disparaît de notre horizon, si sous les coups du panrelativisme il se réduit à un secteur parmi les autres secteurs de l’activité humaine, l’homme n’aura plus aucun repère absolu pour asseoir son humanité.”…”C’est l’art qui nous fait sentir que nous sommes humains”, clame-t-il plus loin, et sous toutes formes de cris possibles, s’insurgeant à juste titre du succès récent d’une œuvre grand public narrant soixante-dix mille ans d’histoire d’Homo Sapiens, sans jamais inclure l’Art et une réflexion esthétique, hormis un bio lapin vert fluorescent… Le roman fait donc partie intégrante de la sauvegarde de cette essence humaine. Décréter sa mort sous les coups de boutoir de l’actualité, ou sa dilution forcée à coups de logiques commerciales, dans un grand bain où tout se vaudrait à partir du moment où on aligne des mots, n’a pour Lakis Proguidis aucun sens. Le roman est un art. Cela se ressent, s’apprend, s’éduque, se travaille, c’est un brouet dont l’immanence peut paraître mystérieuse. De fait, elle l’est. C’est ce qui définit un romancier. Et c’est ce qui fascine Lakis Proguidis.
Quant à l’Amitié, second instrument, qu’il nous demande d’écouter – après avoir fait un détour par Aristote pour démontrer que cette notion ne peut s’autodéfinir – c’est Rabelais et ses personnages foisonnants et truculents qui en composent la partition depuis le XVe siècle. Non comme paradigme festif opérationnel qui ferait modèle, mais par le simple fait que, si l’œuvre existe, procure des sensations, des réflexions, ou bouge ne serait-ce qu’une infime certitude chez le lecteur (chez Proguidis ce fut l’ouragan visionnaire que provoqua La pornographie de Gombrowitcz) alors elle aura accompli ce dont l’auteur veut ici nous convaincre : “le critère infaillible de la valeur d’une œuvre est notre désir de partager et d’approfondir le plaisir éprouvé avec un ami !” C’est exactement ce qu’il fait ici en nous rassemblant comme des amis de littérature pour nous raconter sa grande histoire de l’Être-roman. [1]
À cette lecture, on se réjouira ou s’irritera, on s’interrogera sur ce postulat d’un point de bascule historique, faisant muter “vingt-cinq siècles de littérature logée sous la constellation de mimesis”, dans “l’inépuisable territoire de l’existence”, ceci à partir des premiers mots de Pantagruel, quand, “d’un trait, d’une scène on ne peut plus ordinaire, l’auteur dessine un monde nouveau, un monde jusque-là inimaginable”. On éprouvera aussi l’envie de creuser la théorie du désir mimétique élaborée par René Girard[2], candide redécouvreur de l’imitation des affects exploré par Spinoza[3]. L’auteur s’empare donc de l’outil analytique développé par Girard pour structurer son analyse du désir littéraire triangulaire que l’on pourra, indifféremment, nous dit Girard, nommer désir selon l’autre, désir d’emprunt, désir médiatisé ou médiation ; ce dernier terme provenant de Hegel qui désignait “simplement l’Intermédiaire, l’entremetteur dont le désir a besoin pour choisir son objet.” Donc pas de désir littéraire spontané, nous démontre Lakis Proguidis. C’est très souvent pertinent, parfois discutable quand la démonstration se fonde sur une prémisse qui frise l’assertion. Mais l’important de cet essai est précisément là : il donne envie d’en discuter, de chercher, creuser, débattre. Ne serait-ce que pour cette raison, sa richesse conceptuelle est une réussite.
Il reste maintenant à s’atteler à la tâche : Marchands du temple ! Levez le nez de vos tableurs et revenez au monde. Indiquez à vos auteurs que se déroulent encore de belles épopées en matière de débats sur le fait littéraire. Qui répondra au Héraut de l’Être-roman ?
Laurent LD Bonnet
Lakis Proguidis est un essayiste français d’origine grecque. Son travail d’écrivain s’est centré sur l’esthétique du roman. Où, comment et pourquoi la forme romanesque s’est-elle imposée ? Il fait remonter l’origine à Rabelais, charnière entre l’héritage gréco-latin et la Renaissance. Il décide alors d’écrire trois essais autonomes où l’œuvre de Rabelais entre en résonance : le premier, Rabelais, que le roman commence, publié en 2017, fait entrer Kundera en écho. Le deuxième est cet essai où le dialogue s’opère avec Witold Gombrowicz. Le dernier étudiera l’oeuvre de Papadiamentis.
Il a consacré, sous la direction de Milan Kundera, une thèse à Papadiamantis et Boccace, qui a fait l’objet d’une publication aux Belles Lettres. On lui doit par ailleurs, chez Gallimard, Un écrivain malgré la critique : essai sur l’oeuvre de Witold Gombrowicz.
Il dirige L’Atelier du roman, revue de recherche et débat sur l’Art du roman qu’il a fondée en 1993.
[1] Lakis Proguidis, partant de sa vision soudaine d’un Bédouin (irréel, prégnant, mais à jamais inaccompli en tant que personnage), avance la notion de Corps romanesque.
[2] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset
[3] René Girard écrit : “Si le livre que vous allez lire est limité à un seul genre, le roman, c’est pour des raisons secondaires et même accidentelles. À l’époque de sa rédaction, bien que dépourvu de toute formation littéraire, j’enseignais la littérature dans une université américaine…” – (page 14)
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