L’accordeur de silences (Jerusalém), Mia Couto (par Léon-Marc Levy)
L’accordeur de silences (Jerusalém), Mia Couto, Métailié Suites, 2013, trad. portugais (Mozambique), Elisabeth Monteiro Rodrigues, 236 pages, 10 €
Ecrivain(s): Mia Couto Edition: Métailié
Ce livre est d’abord le roman d’un lieu. D’un non-lieu plutôt, un trou hors du monde, un anti-espace suspendu nulle part. Jérusalem. Le nom dans son étymologie première : la Fondation. Ici, Dieu n’est pas le Grand Architecte, c’est Silvestre Vitalicio, c’est-à-dire, à peu près, la même chose. C’est le Jérusalem, dit Silvestre, où Jésus devrait se décrucifier. Et point final. Il a quitté le monde pour des raisons obscures, pour rejoindre l’autre côté dit-il, accompagné de ses fils, de son frère, d’un soldat, d’une ânesse nommée Jezibela. Plus qu’un désert, un rien, un manque, un tore dont les bords sont introuvables.
En écho, ces vers en épigraphe du premier chapitre.
J’écoute mais ne sais
Si ce que j’entends est silence
Ou Dieu (Sophia de Mello Breyner Andresen).
C’est dans ce lieu improbable, entouré de personnages erratiques, fous, que le plus jeune fils de Silvestre, le narrateur, va faire son apprentissage. Mais de quoi au bout du compte ?
Une ombre plane sur ce récit : la mère, absente, morte sûrement avant le départ vers Jérusalem. C’est, au début, la seule femme du roman et son absence la rend obsédante, obsession rendue encore plus prégnante du fait de l’interdit que Silvestre a émis : ne jamais dire son nom, ne jamais l’évoquer. Le mystère de sa mort nimbe les consciences, les discours, les agissements des personnages. Ils savent ? Ils ne savent pas ? Le chemin de nulle part va-t-il quelque part ?
Mwanito, le jeune narrateur, dans ce monde silencieux d’ailleurs, tisse sa mélopée faite de silences.
Lorsqu’on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n’étais pas prostré. J’étais comblé, l’âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J’étais un accordeur de silences.
La Horde – on peut l’appeler ainsi tant elle est hors de toute trace de civilisation – est hiérarchisée sous la houlette du Père. Au père réel, se substitue peu à peu, immanquablement, le Père symbolique, autoritaire, castrateur. La tribu est confrontée à une double oppression : l’autorité et la folie de Sylvestre. Mia Couto écrit sur le chemin de crête qui va de l’une à l’autre, du dictateur au cinglé. Le narrateur dit que son père avait perdu le nord. La suite va faire jaillir une vérité bien plus radicale : il ne sait pas où est le nord.
Monde immonde, gluant, plein de violence et de cauchemars, ceux qui sortent du puits ou de la bouche du père.
– Papa, qu’est-ce qui peut sortir du puits ?
C’est que je méconnaissais certains de ces reptiles qui creusent les tombes des défunts et rapportent sous leurs ongles et leurs dents des restes de la Mort elle-même. Ces lézards gravissent les parois humides des puits, envahissent le sommeil et trempent les draps des adultes.
L’absence de femmes est le lieu même de la mythification de la Femme. Inaccessible, fantasmée, personnage des rêves récurrents, elle règne par son absence sur l’esprit et les sens de la pauvre troupe d’hommes perdus. La liaison sexuelle de Silvestre avec sa « bien-aimée » ânesse Jezibela marque, au cœur de la folie du bonhomme, la rupture pathologique avec le réel. Elle est l’avancée ultime vers un abîme sans fond.
Le surgissement d’une femme, réelle, fait figure de Révélation pour les mâles de Jérusalem. Elle est le signe de la fin d’un temps, de l’aube d’une autre ère.
Une seule personne – une femme par-dessus le marché – ruinait toute la nation de Jérusalem. En quelques instants, la laborieuse construction de Silvestre Vitalicio volait en éclats.
Le vide, l’absence, le nulle part devient présence, incarnation. Dès lors la courbe est celle du déclin pour Silvestre. Peut-être celle de l’éveil au monde pour Mwanito, le jeune narrateur, de l’apprentissage de la liberté, enfin libéré de la masse écrasante du Père ?
Et ce poème en point d’orgue, point final d’une scansion poétique par chapitre à ce roman magnifique. Un thrène au Père. Un hymne de liberté.
Jamais plus
Ton visage ne sera pur limpide et vivant
Ni ta démarche telle une vague fugitive
Entrelacée aux pas du temps.
Et jamais plus au temps je ne donnerai ma vie.
Jamais plus je ne servirai de seigneur qui puisse mourir.
La lumière de l’après-midi me révèle les ravages
De ton être. Bientôt la pourriture
Boira tes yeux et tes os
Prenant ta main dans la sienne.
Jamais plus je n’aimerai qui ne puisse vivre
Toujours,
Car j’ai aimé comme s’ils étaient éternels
La gloire, la lumière et l’éclat de ton être,
Je t’ai aimé dans la vérité et dans la transparence
Et il ne me reste même plus ton absence
Tu es un visage de nausée et de négation
Et je ferme les yeux pour ne pas te voir.
Jamais plus je ne servirai de seigneur qui puisse mourir
(Sophia de Mello Breyner Andresen, traduit du portugais (Portugal) par Elisabeth Monteiro Rodrigues).
Léon-Marc Levy
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