Federico Fellini Le métier de cinéaste, Rita Cirio (par Philippe Leuckx)
Federico Fellini Le métier de cinéaste, septembre 2018, trad. italien René de Ceccatty, 256 pages, 39 €
Ecrivain(s): Rita Cirio Edition: Seuil
Un album de toute beauté pour honorer la mémoire d’un des plus grands cinéastes du XXe, Federico Fellini (1920-1993), qui propose une interview au long cours, entreprise par la journaliste Rita Cirio, durant les années 1992-1993, à l’extrême fin du parcours du grand créateur.
L’intérêt manifeste de ces entretiens tient à l’ampleur qu’ils dessinent dans l’approche de l’œuvre collective d’un cinéaste majeur, dans la mesure où ils traitent de l’équipe de travail, d’un regard sur les acteurs, la mise en scène, la direction d’acteurs, le rôle des producteurs, ainsi que sur l’artisanat propre au cinéaste, qui ne devint réalisateur qu’après une longue période d’apprentissage dans le journalisme (les revues Marc’Aurelio, Cine Magazzino), dans le travail de scénariste.
Fellini, venu de Rimini à Rome (qu’il contera dans Roma), doué pour le dessin (il dessinera ses visages, ses personnages, ses séquences au feutre, au crayon, en couleurs et traits particulièrement esthétiques), raconte, non seulement ses débuts, Le Courrier du cœur (Alberto Sordi, sur la balançoire entre deux pins !), multiplie les anecdotes savoureuses, dit combien il a fait ce métier pour les « visages » des comédiens professionnels ou amateurs, pour l’animation des plateaux où ses rêves ont pu être matérialisés.
Le livre-album, magnifique, passe au crible tout l’arrière-plan d’un univers de cinéma, qui doit beaucoup aux studios Cinecittà (l’univers des merveilles), éclaire, d’une manière simple et chaleureuse, le monde créé par Fellini, avec ses acolytes de toujours, sa femme Giulietta Masina (porte-flambeau de sa première période avec La Strada), Marcello, son double iconique, le producteur Rizzoli, les figurants, les menuisiers et architectes de ses décors, etc.
Sans doute les acteurs tirent-ils toutes les étincelles d’entretiens qui les honorent : acteurs français, italiens, britanniques qui ont eu la chance de croiser la route du maestro. Nous citerons Magali Noël, trois fois mise à l’honneur (La Dolce vita, Satyricon, et surtout le rôle de la Gradisca dans Amarcord), Sutherland, grimé par le cinéaste jusqu’à le faire disparaître dans Casanova, Périer, extraordinaire dans Les Nuits de Cabiria.
Par-dessus tout, Marcello et Anita Ekberg, deux fois protagonistes à 27 ans de distance, animent émotionnellement cet album empathique : de La Dolce vita à Intervista, ils emportent l’adhésion bien sûr, ces mythiques personnages ressuscitant, vieillis, attendris, regardant sous la caméra du maestro leurs propres images de jeunesse.
Ce qui est tout à fait neuf, aussi, c’est la grande part que les entretiens accordent au « métier » de producteur. Que d’avanies parfois Fellini a-t-il connues pour réaliser certains de ses films, qui sont ainsi passés par une bonne dizaine de producteurs différents, qui se refilaient les contrats. L’image de Rizzoli, par exemple, sort grandie, ce producteur à la fois mécène (il était très riche) et ami, en dépit du choix d’autres producteurs par le maestro pour d’autres films.
Créateur d’images, Fellini accorde aux visages choisis l’essentiel de la création, puisque tout part de là. Un visage induit une histoire. Et en matière d’histoire, le cinéaste convient qu’aux scénarios très écrits des débuts ont succédé des plans de travail sommaires, des feuilles volantes, griffonnées avec des dialogues, distribuées le matin même du tournage, aux interprètes.
Sans jamais tomber dans l’euphorie facile ni dans l’étalage narcissique, Fellini, dans ses entretiens, très cultivés, se reconnaît artisan, au meilleur sens du terme, celui qui choisit ses matériaux, réalise sur base de dessins préparatoires, celui qui, grâce aux interprètes et à la musique (consubstantielle aux films : pensons à Otto e mezzo, Prova d’Orchestra, etc.), tire de décors et de studios la magie d’histoires, que certains ont souvent trouvées comme désarticulées, que beaucoup d’autres louent comme des albums fantasmagoriques d’images et de souvenirs imparables.
On n’en finirait pas de dire les atouts de cet album de luxe, nourri d’une imposante collection de photos, de photogrammes, de dessins, d’illustrations.
Il se lit comme un beau roman de vie : Fellini a travaillé près de cinquante ans pour le cinéma et c’est avec émotion, vraiment, qu’on le quitte, après avoir à ses côtés retraversé une large part du cinéma de ces années-là (1946-1993), des débuts avec Rossellini sur Païsa aux clips publicitaires de la dernière année pour Banca di Roma (avec Fernando Rey).
La fluidité du récit, la tenue littéraire doivent beaucoup à l’excellente traduction de René de Ceccatty, romancier, critique et italianiste de premier plan (traducteur et commentateur de Dante, Pétrarque, Morante, Moravia, Penna, Pasolini, Saba, Sibilla Alerano, Anna-Maria Ortese…)
Philippe Leuckx
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