Identification

Embrasements, Kamila Shamsie (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 05.09.19 dans La Une Livres, Actes Sud, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Asie, Roman

Embrasements, septembre 2019, trad. anglais (Pakistan) Éric Auzoux, 320 pages, 22,50 €

Ecrivain(s): Kamila Shamsie Edition: Actes Sud

Embrasements, Kamila Shamsie (par Yasmina Mahdi)

 

La réfutation

Embrasements, de l’anglo-pakistanaise Kamila Shamsie, débute sur une scène d’humiliation provoquée par un interrogatoire kafkaïen mené sans ménagement par des fonctionnaires anglais de l’immigration. La vie d’Isma, la protagoniste, est passée au crible, et le lecteur est averti d’emblée de la façon dont les Européens traitent ceux qu’ils désignent comme Arabes et musulmans (les questions posées par cette police sont par ailleurs d’une rare stupidité). Isolée aux États-Unis, c’est depuis l’ordinateur que la jeune femme reprend contact avec les siens. Le mode opératoire de correspondance se fait par « la fenêtre Skype ». Les remarques d’Isma se trouvent souvent en contradiction, entre réfutation et assentiment. Il est difficile de déterminer où débute la fiction et où commence le réel, ce qui corrobore à une sorte de récit-reportage, mi-inventé, mi-réaliste. Le ton est amer, parfois caustique. Par exemple, un idéal de beauté masculine est prôné par la locutrice, une « chevelure brune bien fournie, un teint bien clair ». La chevelure est chargée d’un pouvoir de séduction et d’exhibition de son intimité sexuelle, sous le poids d’un interdit (d’où le port du voile). Paradoxalement, la couleur noire, dans la symbolique des rêves en Islam, est le signe de la luxuriance, de la force ; en rêver est présage de bonheur.

Dans le roman, il est question « d’intégration » – terme gênant, plus propre à une pièce de moteur ou d’appareil quelconque qu’appliqué à des êtres humains –, que l’auteure emploie avec distance, critiquant la « posture intégrationniste ». Le quotidien est sans cesse balisé par des outils de communication et de surveillance, via les annonces, l’internet, le téléphone, les tabloïds, qui diffusent « toutes les saletés sur l’identité de musulman ». De fines descriptions sont autant de haltes : « Le vent avait faibli et la neige tombait maintenant à gros flocons (…) Isma (…) poursuivit donc jusqu’au cimetière bordé d’arbres (…) En été, l’endroit devait être ombragé, en automne, un festival de couleurs (…) Elle (…) s’assit sur une pierre tombale du XIXe siècle (…) Il arrivait que les morts soient des présences amicales mais aujourd’hui les morts n’étaient que morts, et chaque plaque ciselée était un marqueur de la peine de quelqu’un », au milieu de faits bruts : « les lois coloniales sont pleines d’exemples de privations de liberté », lois qui visent aujourd’hui les « terroristes britanniques (…)d’ascendance pakistanaise, musulman ».

Certaines choses opposent le père d’Isma – djihadiste « mort pendant son transfert à Guantánamo » – au père d’Eamonn – venant « d’être nommé ministre de l’intérieur » britannique, donc considéré comme un « vendu, Bounty, traître » à la nation pakistanaise. Isma, l’aînée de la famille Pasha, révèle à Eamonn, le fils du ministre de l’intérieur de la Couronne, les mauvais traitements infligés aux anglo-pakistanais, alors que le père de ce dernier signe des décrets discriminatoires à l’encontre de la population immigrée. Le soupçon se transforme en délation. Dénégation et réfutation travaillent les convictions des deux pères pakistanais, aux antipodes.

Le multiculturalisme est présent à Londres, où coexistent « une boulangerie juive voisine d’une librairie islamique voisine d’une boucherie roumaine ». Néanmoins, un dilemme déchire ces filles et fils d’immigré(e)s, partagés entre déni religieux et application d’une stricte observance des rites de l’Islam – quelque chose d’impossible à résoudre, à réparer. La réalité cachée est oppressante pour ces descendants de colonisés, ne parlant ni « le pendjabi. L’ourdou non plus. Seulement l’anglais ? Le français un peu ». Une doxa commune composée d’anecdotes figées sur le passé – passé révolu, altéré, d’un pays quitté il y a longtemps –, se transmet aux héritiers, nés ou élevés en Occident. Kamila Shamsie emploie l’imparfait, le plus-que-parfait pour suivre à la trace ses personnages, les pister comme une détective, notamment les jeux amoureux d’Aneeka Pasha, la sœur cadette d’Isma (la pratiquante) et d’Eamonn Lone (le fils gâté du ministre). Le pouvoir charismatique de cette belle fille oblige Eamonn, né de mère américaine, à se repenser comme pakistanais. Pour cela, il montre à la jolie jeune fille les vidéos de son père, devenu homme politique et parlementaire célèbre en Angleterre, Karamat Lone. Telle Antigone, Aneeka s’affronte à Eamonn, accusant l’illégitimité du pouvoir britannique conservateur de Karamat Lone, tandis qu’Eamonn soutient les lois promulguées par son père, qui ne doivent pas être enfreintes pour des convictions personnelles et identitaires. Le nouveau « ministre de l’Intérieur » se montre aussi intolérant que jadis le furent les colons anglais, utilisant un langage similaire : « Le terrorisme en tant qu’entreprise familiale (…) il faut absolument déraciner ce genre de chose. Je veux dire littéralement attraper les racines et tirer ».

Kamila Shamsie dresse encore le portrait de Parvaiz Pasha, le frère jumeau d’Aneeka, adolescent influençable et fragile – « londonien à la beauté ténébreuse », recrue naïve de Daech. Isma, Aneeka et Parvaiz Pasha ont perdu tous leurs parents. Des revenus précaires, la cherté de l’immobilier londonien sont en partie responsables du délitement familial et de l’histoire tragique des Pasha. L’auteure interpose des versions contrastées de Londres, où « les fleurs de magnolia s’ouvraient voluptueusement à Little Venice » face à un terrain « peuplé d’herbes et de buissons, parfois assez hauts pour dissimuler le fléau industriel » et de « hauts édifices, incarnations de la “régénération” (…) Gurka Superstore, Gama Halal Meat, un temple hindou en grès aux sculptures finement ciselées [et] High Road, avec ses magasins à prix unique, ses monts-de-piété, (…) l’arche blanc cassé du stade de Wembley ». La romancière dévoile l’incorporation sauvage à l’El (l’état islamique), El qui agit avec des méthodes calquées sur les codes du communautarisme : « baskets de marque, qamis d’un blanc immaculé, barbes-écosystèmes (…) accent arabe forcé d’un musulman non arabe qui en fait trop (…) [gamins de quartier] se choisissant leur surnom (…) numb digger (…) nom de jihadi en français (…) nom de super-héros » et une mythographie de « grand guerrier ». Hélas, ces idées courtes déterminent ce nouvel Islam (revu et corrigé de manière arbitraire, le confinant à une espèce de secte), idées propagées par ailleurs par des « supporters de football », dont l’un des enrôleurs est amateur de « l’émission de téléréalité américaine qu’il suivait avec dévotion », addictif aux jeux.

Une fraction de la population va ainsi se trouver prise en étau avec la manipulation idéologique de sbires au service de puissants, dans l’indifférence des pouvoirs en place, en grande partie responsables de ce désastre contemporain qu’est l’appel au djihad. Cette catastrophe provient en partie d’une fracture sociale et repose sur une vérité historique, celle de l’écrasement des musulmans, de leur minoration, et surtout de « l’impérialisme avec ses soubassements racistes de “mission civilisatrice”, suivi de la cruelle plaisanterie du “don” d’indépendance, alors qu’il s’agissait d’un simple changement de modèle économique via la création d’États clients, dont les frontières absurdes étaient conçues pour entretenir l’instabilité ». Tout est dit. L’autoproclamé croyant, tel un « pousseur », un dealer, empoisonne les nouvelles recrues, infiltre la haine dans leurs consciences, à la manière d’un lavage de cerveaux, voire aux prix de tortures physiques. Le prosélytisme du « Califat » est surprenant, n’hésitant pas à promettre un paradis d’égalité, un bonheur absolu pour les affiliés, se comparant en cela à ce que les soldats de Daech appellent la propagande américaine des dessins animés de Walt Disney. La comparaison entre l’enrégimentement pour Daech et la toxicomanie est juste car elle participe de procédés identiques, la perte de contrôle de soi, la fermeture sur soi-même, la promesse de bonheur et de justice à n’importe quel prix, la jouissance aveugle, même s’il faut commettre le pire, et l’accession au nirvana : « Voilà donc ce que ça faisait d’appartenir à une nation qui maniait le sabre pour son peuple et qui affirmait que la soumission n’était pas la seule option. Quel shoot de plaisir pur, mon Dieu ». Des abominations sont commises par un régime d’épouvante et de coupe-jarrets.

La communication de l’El se fait via les satellites, les vidéos, les réseaux sociaux, l’internet, ce qui diffuse cette forme d’administration par la sauvagerie, les crimes contre l’humanité, la destruction du patrimoine archéologique et des œuvres d’art. La référence à Antigone redouble le récit d’Embrasements : la défiance et le regret de la loi patriarcale, les jumeaux s’entretuant, le corps d’un frère sans sépulture, horreur qu’Antigone refuse, en accomplissant alors les rites funéraires pour honorer son frère honni. La tragédie épique ensevelit tous les éléments vivants – les nobles comme les parjures – ; point de salut chez les Anciens… Et c’est cette condamnation antique que poursuit cette fratrie anglo-pakistanaise jusqu’à l’anéantissement, d’où de très beaux chapitres sur le chagrin. La question sous-jacente du roman est cruciale : que représentent les filles et fils d’immigrés au regard de la loi et de la démocratie occidentales ? Les corps de morts qualifiés de « terroristes », jetés à la rue ou entreposés dans des morgues anonymes, font office de zone tampon, d’otages en états de guerre, et ni le pays d’origine (lointain et inconnu), ni celui de « l’intégration », ne leur accordent une sépulture.

Le classicisme de l’énonciation textuelle de Kamila Shamsie se désaccorde, l’auteure est touchée à vif, « anéantie et horrifiée ». La locution devient folle, charriant des propos hallucinés et à double sens. Ces phénomènes cataclysmiques touchent également les enfants d’immigrés en France. Conjointement s’est installée la montée abjecte du fascisme. K. Shamsie en révèle l’ignominie et les propos nauséeux : « Sortez vos poubelles. Préservez la propreté de la Grande-Bretagne », en dénonce les fausses informations, la mise en scène doloriste, les jugements lapidaires envers les « extrémistes », « tout ce qui faisait la mauvaise réputation de Westminster ». La femme de lettres anglo-pakistanaise agrandit l’espace romanesque à la grande tradition poétique musulmane, et offre ainsi un supplément d’espoir, au sein de cette souffrance et de ces arrachements : « Vous vous souvenez de Laylâ et Majnûn ? ».

 

Yasmina Mahdi

 

  • Vu : 1997

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Kamila Shamsie

 

Kamila Shamsie, née à Karachi en 1973, formée au Hamilton College, à la Karachi Grammar School et à l’Université du Massachusetts, vit à Londres. En 2018, elle a reçu le prestigieux Women’s Prize for Fiction pour Embrasements.

 

A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

Lire tous les articles de Yasmina Mahdi

 

rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.