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Cuisine tatare et descendance, Alina Bronsky

Ecrit par Theo Ananissoh 06.04.12 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Recensions, Langue allemande, Roman

Cuisine tatare et descendance, trad. allemand par Isabelle Liber, mars 2012, 331 p., 23 €

Ecrivain(s): Alina Bronsky Edition: Actes Sud

Cuisine tatare et descendance, Alina Bronsky


Ce roman affirme un talent de conteuse dont on craint par avance de ne pas bien rendre compte. Trois points au préalable par souci de clarté. Un : les années quatre-vingt dans l’Union soviétique finissante, dans une ville située à vingt-sept heures de train de Moscou. Les personnages principaux sont tatars. Deux : Rosalinda Akmetovna a la cinquantaine au début du roman, lorsque naît sa petite-fille Aminat ; celle-ci, à la fin du récit, aura trente ans ; ce qui fait donc pour Rosalinda quelque quatre-vingts ans. Rosalinda, c’est elle le roman. C’est elle qui raconte, c’est elle l’axe autour duquel tout tourne. Trois : ces mots de Bertolt Brecht : « D’abord la bouffe, ensuite la morale ». Ç’aurait pu être une épigraphe pour Cuisine tatare et descendance.


« Peur ??? De moi ??? Qui pourrait bien avoir peur de moi ? Personne n’a à avoir peur. Je ne veux que le bien de tous. Mets ton assiette dans l’évier, espèce de tyran ! »

La singularité du personnage créé par la jeune romancière allemande de trente-quatre ans s’exprime dans cette réaction outrée qu’a Rosalinda face à un mari soumis et apeuré. Pendant une bonne moitié du roman, le lecteur hésite entre l’amusement et l’indignation. Amusement devant une sorte de mauvaise foi permanente et sincère si l’on ose dire et indignation tout de même contre une femme qui écrase sa famille, mari, enfant, petits-enfants, qui sait et fait mieux que quiconque autour d’elle. Sa fille unique (qu’elle trouve laide et repoussante pour tout homme normal) lui annonce qu’elle est enceinte ? Rosalinda non seulement décide qu’un avortement s’impose mais procède elle-même à cette opération dans la baignoire, saignant ainsi presque à mort l’infortunée adolescente. Son mari ? « Un invertébré, une amibe, une méduse inoffensive ». L’avortement ayant échoué, sa fille Sulfia (joli prénom !), dans un sursaut de révolte, s’enfuit-elle de la maison en emmenant son enfant ? Comment peut-elle oser faire cela ? Rosalinda n’hésite pas devant les moyens pour « récupérer » l’enfant : « La maman est attardée mentale, ai-je dit avec le plus grand calme. La maman est une grave psychopathe, figurez-vous ». Rosalinda n’a de cesse qu’elle n’ait retrouvé sa petite-fille qu’elle pense être seule capable d’élever. Dix-huit ans plus tard, cette enfant, à peine majeure, fuira à son tour sa tyrannique grand-mère. Avant cela, le mari – l’invertébré (cela semble vrai, pour une fois) – finit par trouver lui aussi le courage de quitter une femme dont on s’étonne qu’elle lui ait donné un jour l’envie de l’épouser.

Pendant donc plus de la première moitié du roman, on assiste à ce qui ressemble à un méthodique saccage familial. Rosalinda qui jamais ne doute d’elle, de sa beauté, de son bon sens, détruit littéralement ceux qu’elle dit aimer. C’est le paradoxe qu’Alina Bronsky réussit admirablement à faire fonctionner. Cela semble caricatural mais ne l’est pas. La nuisance de Rosalinda procède de son amour pour les siens. « Le plus beau cadeau qu’une femme pouvait faire à sa famille était de la diriger d’une main de fer », dit-elle. Rosalinda fait et défait les mariages (trois) de sa fille. Elle poussera très loin le pragmatisme (?) ; jusqu’à cet épisode dont la description minutieuse et fine confirme qu’Alina Bronsky est une romancière de qualité. Ayant décidé de faire émigrer toute sa famille en Allemagne, Rosalinda fait comprendre à sa fille (infirmière dans un hôpital) qu’elle doit épouser un de ses patients, un Allemand tombé dans le coma à la suite d’une agression. Un étranger dont nul ne sait rien. L’Allemand sorti du coma, Rosalinda (mais pas sa fille) comprend vite que celui-ci a un penchant plutôt pour les petites filles, en l’occurrence la petite Aminat qui en est encore aux poupées. Exploit dans l’hypocrisie ! Sans que cela ne soit jamais avoué, Rosalinda utilise sa petite-fille comme appât afin d’obtenir la fameuse invitation qui permet d’émigrer en Allemagne. Et puisque l’installation à l’Ouest n’est possible que par le mariage, Dieter, l’Allemand, épouse Sulfia afin d’avoir la petite Aminat à portée de la main pour ainsi dire. Exploit, disions-nous ; pas tout à fait. Rosalinda a joué avec le feu…

Cet épisode nous ramène aux deux autres points énoncés en préambule. « D’abord la bouffe, ensuite la morale » chante Macheath dans L’Opéra de quat’sous de Brecht. Volontariste, ne cherchant jamais des boucs émissaires, Rosalinda, malgré tout, évoque parfois son enfance d’orpheline. Nous sommes dans un pays et à une époque où, pénurie de logements oblige, plusieurs ménages partagent le même appartement (pas forcément des membres d’une même famille), où l’on propose du sucre à l’invité tout en le maudissant intérieurement d’en prendre plus d’une petite cuillerée, où le préservatif est lavé, séché et réutilisé…


« Cela faisait longtemps que je n’avais pas mangé un œuf, juste comme ça. Dans notre immeuble, il y avait une femme qui possédait une poule qu’elle avait installée dans sa cuisine. Elle la sortait parfois et la laissait picorer les plates-bandes. J’éprouvais à la regarder une jalousie sans bornes ».


C’est peu à peu, dans la seconde moitié du roman, que l’on saisit toute la complexité de ce qui est conté. Le roman prend alors une teinte calmement tragique. La pénurie, la misère traumatise à vie ; elle dépouille souvent les êtres de tout caractère, les afflige définitivement de complexes ; sous des déguisements divers, elle dévoie d’admirables talents et énergies. En fait, sans cesse depuis l’enfance, Rosalinda bataille pour avoir la tête hors de l’eau.


« Je ne savais presque rien de ma famille : mes parents étaient morts jeunes, et mon frère aussi. Je n’avais pas connu ma grand-mère Aminat, celle des montagnes. A l’orphelinat et à l’école, le sujet n’avait jamais été évoqué. J’avais toujours eu mieux à faire, j’avais beaucoup travaillé, j’avais toujours vécu parmi les Russes, je parlais parfaitement leur langue, et les questions d’Aminat me dérangeaient ».


Émigrée en Allemagne, au prix que nous avons indiqué, Rosalinda, en accédant enfin à la sécurité matérielle, se retrouve dans une faillite familiale irrémédiable. Amer résultat de toute une vie de volonté et d’efforts pour arracher cette famille précisément à la précarité. Sa fille Sulfia s’éteint sans se plaindre, rongée de l’intérieur par on ne sait quelle maladie ; Rosalinda retourne en Russie pour l’enterrement, laissant ainsi (enfin !) seuls dans un appartement sa petite-fille et Dieter. C’est elle qui raconte, et le lecteur ne sait donc rien de ce qui s’est passé en son absence ; juste un effet : Aminat refuse l’école, rejette violemment tout contact avec sa grand-mère, puis disparaît dans Francfort. Le roman s’achève sur l’agonie de Kalganov, le mari invertébré revenu auprès de son épouse, et le décès d’un Dieter vieilli dans une chambre au milieu de photos de gamins « connus » au cours de ses voyages hors d’Europe. Rosalinda elle-même perd peu à peu la tête, parlant à haute voix à sa fille défunte. Lena, la seconde fille que Sulfia a eue avec un Juif émigré en Israël (enfant que Rosalinda, ne la considérant pas comme tatare, a obligé Sulfia à abandonner au père), Lena donc cherche et retrouve les traces de cette grand-mère en Allemagne. Lena qui, seule de la famille, n’a donc pas grandi dans la pénurie. Oui, c’est certain : rien de moral n’émane de la misère.


Théo Ananissoh


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A propos de l'écrivain

Alina Bronsky

Alina Bronsky, née en 1978 dans l’ex-Union soviétique, est arrivée en Allemagne à l’âge de 13 ans. Journaliste, elle vit à Francfort. Cuisine tatare et descendance, parue en 2010, est son deuxième roman.

 


A propos du rédacteur

Theo Ananissoh

 

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Domaines de prédilection : Afrique, romans anglophones (de la diaspora).
Genre : Romans
Maisons d'édition les plus fréquentes : Groupe Gallimard, Elyzad (Tunisie), éd. Sabine Wespieser

Théo Ananissoh est un écrivain togolais, né en Centrafrique en 1962, où il a vécu jusqu'à l'âge de 12 ans.

Il a suivi des études de lettres modernes et de littérature comparée à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Il a enseigné en France et en Allemagne. Il vit en Allemagne depuis 1994 et a publié trois romans chez Gallimard dans la collection Continents noirs.

Il a aussi écrit un récit à l'occasion d'une résidence d'écriture en Tunisie, publié dans un ouvrage collectif : "1 moins un", in Vingt ans pour plus tard, Tunis, Ed. Elyzad, 2009.

 

Lisahoé, roman, 2005 (ISBN 978-2070771646)

Un reptile par habitant, roman, 2007 (ISBN 978-2070782949)

Ténèbres à midi, roman, 2010 (ISBN 978-2070127757)

L'invitation, roman, Éditions Elyzad, Tunis 2013

1 moins un, récit, (dans Vingt ans pour plus tard), 2009