Crime et Châtiment, Fiodor Dostoïevski (par Mona)
Crime et Châtiment, Fiodor Dostoïevski, traduit par André Markowicz, Editions Actes Sud
Ecrivain(s): Fédor Dostoïevski Edition: Actes Sud
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Le sang qui coule de la hache de Raskolnikov préfigure « la mort de l’homme » et Dostoïevski apparaît prophète des totalitarismes à venir. Le héros (ou antihéros) de Crime et Châtiment, étudiant misanthrope aux « idées mal digérées », icône de la radicalité, offre une cruelle résonnance à notre époque qui voit l’essor des partis extrémistes, la remontée des intégrismes et la remise en cause de l’universalisme des Lumières. A rebours des utopies prométhéennes qui sonnent le glas de l’humanisme, ce grand roman exalte l’homme.
L’écrivain conte « une affaire fantastique, sombre, une affaire contemporaine, un cas de notre temps à nous, quand le cœur de l'homme s’est perdu dans le brouillard ».
Les personnages foisonnent à l’image d’une humanité bigarrée mais l’intrigue reste simple : possédé par une idée aussi folle que rationnelle, le jeune protagoniste, Raskolnikov, un « homme nouveau » au « sourire arrogant » et au « cœur irrité par une théorie », se croit investi d’une mission régénératrice : tuer une vieille usurière, « petite vieille, stupide, absurde, insignifiante, méchante, malade, dont personne n'a besoin et qui est nuisible à tout le monde […] un pou, un cancrelat » pour faire de bonnes œuvres et mener à bien de brillantes études. Persuadé qu’aux élus, tout est permis, (« celui qui a raison, c’est celui qui ose beaucoup »), Raskolnikov ose : il commet un double meurtre, celui de la vieille femme et de sa sœur, l’un prémédité, l’autre dû à la panique.
Peu avant son crime, l’étudiant expose sa « petite théorie personnelle » dans une revue. Selon ses « songes livresques », les êtres humains se divisent en deux catégories : « l’une inférieure (les hommes ordinaires), c’est-à-dire, comment dire, un matériau […] Les seconds font bouger le monde et le mènent à un but […] La plus grande partie de ces bienfaiteurs et de ces fondateurs de l’humanité a versé des torrents de sang incroyables […] Un homme « extraordinaire » a le droit, c’est-à-dire pas le droit officiel, mais lui-même a le droit d’autoriser sa conscience à passer par-dessus certains obstacles, et uniquement dans le cas où l’accomplissement de son idée (qui peut sauver, peut-être, l’humanité entière) exige cette infraction ».
En proie à un orgueil démesuré, Raskolnikov affirme, avant Nietzsche, le droit des êtres d’exception d’aller par-delà le bien et le mal (« Je voulais devenir Napoléon. Voilà pourquoi j'ai tué »). Son élitisme évoque le catéchisme révolutionnaire des nihilistes russes : créer un idéal de type d’hommes d’un niveau intellectuel et moral supérieur et justifier le recours à la violence pour l’élimination des opposants. Quand Camus remonte aux origines du nihilisme dans L’Homme révolté, il semble bien connaître ce Raskolnikov qui légitime le meurtre à l’instar de tous ces coupeurs de têtes, purs et durs, désireux de faire table rase du passé afin d’édifier leur église et d’établir leur despotisme : « Pour moi, Dostoïevski est d’abord l’écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d’indiquer les voies du salut ».
Bientôt, Raskolnikov ne peut plus assumer son crime. Tenaillé par le doute (« si je me suis torturé tant de jours durant pour savoir s’il y serait allé, Napoléon, oui ou non, c’est que je sentais bien que je n’étais pas Napoléon ») et le remords (« le dégoût, surtout, se levait et grandissait en lui de minute en minute »), il prend conscience que le mal existe et que commettre un crime, c’est tuer en soi toute humanité : « c'est moi que j'ai tué, la vieille c'est le diable qui l'a tué ».
Aveuglé par l’Idée, l’homme laisse une part de son humanité. L’ami de Raskolnikov, Razoumikhine, ironise sur la théorie des socialistes matérialistes qui réduit l’homme à son milieu, comme si l’homme n’était rien : « je n’y tenais plus, hier […] Ça a commencé par l’opinion des socialistes. On la connaît, cette opinion : le crime est une protestation contre le défaut de la structure sociale, et voilà tout, rien d’autre, aucune autre raison n’est recevable, et rien ! ». Or : « les passions, essayez donc un peu de les dompter, les passions […] Parce que, les nerfs, n’est-ce pas, les nerfs, c’est ça que vous oubliez ! ».
Crime et Châtiment, grand roman annonciateur de Freud, met à nu les âmes et débusque des pulsions : la théorie de Raskolnikov jaillit dans un esprit malade, l’ivrogne Marmaladov qui laisse se prostituer sa fille, Sonia, s’avoue prisonnier d’un instinct morbide (« Qu’en penses-tu que, cette bouteille, c’est de la joie qu’elle m’apporte ? Le deuil, le deuil que je cherchais au fond, le deuil et les larmes, et je les ai goutés et je les ai bus »). Svidrigailov, le pédophile, fait aussi de sa débauche une affaire pulsionnelle : « c’est une maladie, comme tout ce qui passe la mesure ». La névrose guette l’humanité : « c’est vrai que, nous tous, et même assez souvent, nous sommes presque fous, avec une seule petite différence, c’est que les « malades » sont un tout petit peu plus fous que nous, parce qu’il y a une limite qu’il est indispensable de distinguer ici ».
Le roman dessine la psyché tourmentée de l’homme soumis à des pulsions contraires, notre humaine contradiction. Raskolnikov (son nom en russe signifie « le schisme »), se trouve écartelé entre Dieu et Satan, entre Eros (« Oui, tout, mais vivre, vivre, vivre ! N’importe comment, vivre, vivre ! ») et Thanatos (« Parce que ce serait plus juste, mille fois plus juste, de se jeter dans l’eau la tête la première, et d’en finir une fois pour toutes !»). Même la vertu est trouble : « toute cette réceptivité au bien était, elle aussi, maladive ». La sœur de Raskolnikov reste chaste et « sa pudeur, si ça se trouve, elle en est maladive, malgré toute la largeur de son esprit ». Conscience morale et morbidité se trouvent fatalement liées : « Je vous assure Messieurs, avoir une conscience trop développée, c’est une maladie, une maladie dans le sens plein du terme ». Les bas-fonds de la psyché humaine rendent suspects les grands idéaux philanthropiques ou philosophiques.
André Semionovitch, personnage borné, amateur de grands récits « progressistes », incarne la pure bêtise « de crétins à demi instruits qui se collent en un clin d’œil au premier lieu commun en vogue ». Mais « les jeunes progressistes les plus avancés » se jettent aussi à corps perdu dans la radicalité, ce « catéchisme noir », « cynisme de la mort » qui conduit à la folie et au néant (« comment expliquer ce laisser-aller, d’un côté, de la partie civilisée de notre société ? »). L’Idée fixe engendre des monstres. Un siècle avant Camus, Dostoïevski pressent les enjeux des idéologies de domination. Un homme ne doit jamais consentir au pire.
Le mal, c’est toujours aussi l’indifférence à la vie. Razoumikhine pousse un cri du cœur : « C’est pour ça qu’ils n’aiment pas le processus vivant de la vie : ils n’en veulent pas de l’âme vivante ! L’âme vivante, elle exigera de la vie, l’âme vivante, elle refusera la mécanique, l’âme vivante, elle est suspecte, l’âme vivante est rétrograde ». Des nihilistes russes, futurs bolchéviques, jusqu’aux djihadiste des temps modernes (« nous aimons la mort plus que vous aimez la vie ») sans oublier les fascistes espagnols (« viva la muerte »), les amoureux de la terreur clament toujours la même haine de la vie.
Condamné à huit années de bagne Raskolnikov, qui « mille fois déjà avait été prêt à donner sa vie pour une idée, pour un espoir », soudain s’émerveille de l’amour de la vie qui anime ses compagnons d’infortune : « Était-il donc possible qu’ils attachent tant de valeur à un petit rayon de soleil, à la forêt profonde […] une source fraîche ? ».
Dans l’épilogue, apaisé par l’amour de Sonia, figure christique qui lui offre la rédemption, Raskolnikov se remémore l’épisode biblique de la résurrection de Lazare. Ressuscité lui aussi (« il était ressuscité, il le savait, il sentait cela de tout son être renouvelé »), libéré de son asservissement idéologique (« ce délire absurde [...] ces rêves délirants […] on invente une théorie, et voilà qu’on a honte parce que ça a raté, parce que vraiment le résultat a été ignoble », le roman se clôt sur une fin heureuse : Raskolnikov retrouve son âme.
Une telle transformation nous confronte au mystère de l’être. A l’heure où règne la technoscience qui examine nos comportements du seul point de vue objectif de la biologie ou de la chimie au risque d’exclure le sujet, Crime et Châtiment nous renvoie aux profondeurs de l’âme incommensurable, à l’impalpable, l’ineffable, c’est-à-dire l’humain. Quand nos sceptiques antispécistes brouillent la distinction entre l’homme et l’animal, la dépréciation de l’humain inquiète. L’ambition transhumaniste d’« augmenter » l’homme en créant un post-humain aux capacités supérieures laisse poindre une nouvelle folie de la démesure. Ne voit-on pas aujourd’hui planer ces « obscures Erinyes » qu’évoquait Camus ?
Le coup de hache de Raskolnikov, c’est Dostoïevski qui nous l’assène par la puissance explosive de sa langue et le traducteur en chef, André Markowicz, en rend toute la fulgurance. Au lendemain d’un siècle marqué par deux grands systèmes totalitaires, le roman demeure un récit vivant. Nietzsche disait que tous les romans de Dostoïevski auraient pu s’appeler Crime et châtiment : œuvre majeure et prophétique.
Mona
Fiodor Dostoïevski naît à Moscou en 1821. Profondément croyant, il s'intéressa aux humbles et aux idées de réforme sociale, fréquenta les milieux intellectuels progressistes pétersbourgeois, prit part aux réunions d’un cercle fouriériste qui lui valut quatre ans au bagne en Sibérie. Là, il abandonna tout idéal, perdit foi dans la raison et l’avenir radieux que promettait le socialisme utopique et le matérialisme scientifique.
De retour à Saint-Pétersbourg, il poursuivit sa carrière littéraire jusqu'à ses derniers jours en dépit de ses crises d'épilepsie et de difficultés matérielles constantes. Sa passion du jeu et la violence a accompagné sa vie, le crime est un thème central pour ses romans.
L’un des plus grands romanciers russes, il a influencé de nombreux écrivains (Albert Camus, André Gide, André Malraux …). Après son premier roman, Les Pauvres Gens, parmi ses œuvres les plus connues figurent : Les Carnets du sous-sol, Crime et Châtiment, Le Joueur, L'Idiot, L'Éternel Mari, Les Démons, Les Frères Karamazov …
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