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Cette lumière est mon désir, Rûmî (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 20.01.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Asie, Poésie, Gallimard

Cette lumière est mon désir, Rûmî, novembre 2020, trad. persan, Mahin Tajadod, Nahal Tajadod, Jean-Claude Carrière, 336 pages, 9,50 €

Edition: Gallimard

Cette lumière est mon désir, Rûmî (par Didier Smal)

 

Sous-titré Le Livre de Shams de Tabrîz, le présent recueil de poèmes dits par Jaâl al-din Mohammad Balkhi, dit Rûmî (1207-1273) est en fait une sélection de cent poèmes extraits de ce Livre. Poèmes dits plutôt qu’écrits, puisque recueillis de la bouche du maître par ses disciples, ces textes montrent l’évolution du savant vers le mysticisme, c’est-à-dire une union entre l’homme et un principe divin, de la parole au silence.

C’est peut-être cela qui frappe le plus, dans l’agencement voulu par Jean-Claude Carrière, avec l’assentiment de feue Mahin Tajadod et sa fille Nahal, deux connaisseuses fines de l’œuvre de Rûmî : le sentiment d’un voyage, initié par la rencontre avec le derviche errant Shams de Tabrîz, voyage à la rencontre d’une spiritualité détachée de tout savoir (et pourtant savante, mais peut-être bien avant tout savante de ses limites terrestres), voyage dont le terme ne peut être que le silence, évoqué dans l’ultime poème du présent recueil, dont voici les six derniers vers :

« Chaque pensée il fait oiseau. Dans l’autre monde

Il leur donne le vol, silence.

Et qu’ils soient un hibou, un faucon, une pie,

Semblables ne sont pas, silence.

Ne dis mot des deux univers. Il te conduit

Vers l’unique couleur, silence ».

 

Le mot choisi est bien « spiritualité », puisque la poésie de Rûmî transcende l’appartenance religieuse – ou plutôt, est fille d’une religiosité sans dogmes, sans restrictions, mais avec une foi immense, une foi en laquelle se perdre – dans laquelle le lecteur trouve bien sûr des traces de l’islam, la religion dans laquelle Rûmî a grandi spirituellement, mais loin, comme l’écrit Carrière dans la préface du présent recueil, des « dérives d’un islam égaré, dénaturé, qui semble avoir perdu jusqu’à sa raison d’être, ses fondements, son unité, pour le dire en un mot sa vertu ». Rûmî, à l’instigation de Shams, a dansé tel un derviche vers la pauvreté terrestre qui est richesse céleste. Cette danse, dont les mouvements, dont la souplesse, dont le flux naturel est l’essence de Cette lumière est mon désir, est une danse qui rapproche de l’absolu tout en étant éminemment concrète : pas d’amour divin sans amour terrestre, pas d’ivresse de l’âme sans ivresse du corps – alors Rûmî chante aussi le désir et le vin, comme de juste. Mais il les place sous haute exigence, confondant voire insultant les tenants du faux le temps de quelques poèmes qui renvoie au « Cercle d’Iblîs » (Satan, le diabolique, celui qui dissocie au lieu d’unir) ; cette exigence, voici quelques vers qui l’évoquent :

 

« Il faut bouillir, il faut bouillir

Car nous sommes la mer du signe,

À part l’amour, à part l’amour,

N’existe aucun métier pour nous ».

 

Cette ébullition, il la partage avec Saint Jean de La Croix ou Sainte Thérèse d’Avila, que Carrière cite en note, pour montrer leurs points de convergence (la symbolique plutôt que le diabolique, ce qui unit et non ce qui désunit) ; cette ébullition, sa représentation la plus magistrale est peut-être bien L’Extase de sainte Thérèse, cette sculpture du Bernin qui montre à quel point l’âme ne peut s’élever sans que s’élève aussi son véhicule corporel, à quel point il est vain d’oublier la joie du corps si l’on désire atteindre celle de l’âme. C’est de cela que parle aussi Rûmî, et dans notre époque où tant l’âme que le corps sont tristes, il est doux de trouver refuge dans ces vers.

Ces vers, Carrière en a rendu, par son choix de traduction, la musicalité – ou plutôt : il leur a offert une musicalité, parmi d’autres possibles je suppose, qui enchante : ces vers brefs (majoritairement des octosyllabes, parfois des hexasyllabes) donnent quasi envie de chantonner en lisant ce recueil, ou de s’essayer, un peu vainement, un peu enfantinement, à se glisser dans l’extase musicale d’un Nusrat Fateh Ali Khan interprétant les vers de Rûmî.

Ces vers, surtout, n’incitent guère, enfin, selon moi et en toute modestie, au commentaire : ils sont une invitation au voyage, un voyage que l’on entame seul, espérant atteindre l’Autre, tant par le corps que par l’esprit, pour connaître enfin une extase silencieuse. Ces vers évoquent notre humanité, sa belle tension vers la réconciliation :

 

« Je suis cru et je suis grillé,

Je suis riant, je suis pleurant,

J’étonne et je suis étonné,

Je suis uni et séparé ».

 

Quant à savoir si ce cheminement vers le silence tient uniquement à des mystiques d’autres époques, je vais me permettre une réflexion qui sera peut-être juste une boutade aux yeux de certains. Et si au fond, Brel, concluant sa carrière musicale sur Les Marquises, où « gémir n’est pas de mise » (donc, silence), ou Leonard Cohen, disant en 2007 le texte de The Sound of Silence, n’avaient pas, chacun à leur façon, poursuivi la même quête (d’ailleurs chantée par Brel en 1968…) ? Et si nous en étions tous là ?

 

Didier Smal

 

Rûmî (1207-1273) est un poète perse, un érudit musulman et un adepte du mysticisme soufi. Sa poésie a été traduite et adaptée dans de multiples langues. En 2007, l’UNESCO a proclamé cette année en son honneur.

Jean-Claude Carrière (1931) est un écrivain, scénariste, parolier et metteur en scène français. Il a entre autres adapté au théâtre La Conférence des oiseaux et en bande dessinée Le Mahâbhârata.

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.