A Rebours, Joris-Karl Huysmans (par Didier Smal)
A Rebours, Joris-Karl Huysmans, Folio, août 2022 (édition : Pierre Jourde ; gravures : Auguste Lepère), 592 pages, 8,90 €
Edition: Folio (Gallimard)
Flaubert avait pour ambition d’écrire un roman sur rien, ou presque ; ce sera Bouvard et Pécuchet, inachevé. Huysmans, quatre ans après la disparition du maître, publiera un roman où effectivement rien ne se passe, où les seuls événements sont avortés : À Rebours. Dix ans après un premier recueil de poèmes d’inspiration romantique, dix années où Huysmans s’inscrit dans la veine naturaliste (il participe aux soirées de Médan, organisées par et autour de Zola), le temps de trois romans et une longue nouvelle, il pousse jusque dans ses derniers retranchements le naturalisme et invente quasi le symbolisme en narrant la vie recluse d’un esthète maladif, tant de corps que d’esprit, Des Esseintes.
Comme à l’habitude lorsqu’il est question d’un classique lu ou relu des décennies ou des siècles après sa première publication, l’on est en droit de s’interroger : quel intérêt à l’ouvrir, à s’y plonger quelques heures, alors que foisonne une actualité éditoriale plus en phase avec le monde contemporain ?
Pour À Rebours, la réponse est simple : car Des Esseintes, c’est l’homme moderne à son apogée, dans toute sa vacuité bien remplie d’artifices et son incapacité à vivre, en accord avec lui-même ou avec le monde environnant. Outre que ce jeune homme souffre d’une santé déficiente, due en particulier à sa vie de reclus mais aussi au refus de son corps (tout commerce charnel l’indiffère désormais), il est saisissant de constater à quel point il est incapable d’envisager que les êtres vivants ne peuvent être considérés que selon le seul point de vue esthétique, que ce soit la célèbre tortue incrustée de pierres précieuses qui en meurt ou la collection de plantes rares qui, faute d’entretien, faute de soins, se fanent et meurent elles aussi. En ce sens, Des Esseintes est éminemment moderne : la nature n’existe, pour lui, que transformée ou ramenée à ses jouissances mêlées de plaisirs rares, recherchés et surtout profondément artificiels. D’ailleurs, il préfère la Hollande peinte au pays réel ; tout est dit.
D’ailleurs, selon lui, « la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinées ». Tout lasse Des Esseintes, atteint du « mal du siècle » (Schopenhauer, il le vénère), et ce non-roman ressemble fort à un catalogue de négations plutôt que d’affirmations ; car pour chaque ouvrage apprécié, et dont l’appréciation est justifiée en long et en large, il faut constater que d’autres, plus évidents, plus communs d’accès, plus aisés à partager, sont dépréciés en quelques formules lapidaires, qu’il s’agisse de littérature latine, d’ouvrages de son siècle, de philosophie ou encore de poésie française. Des Esseintes, c’est le dégoûté, le lassé, celui qui ne peut prendre plaisir qu’à la condition d’une forme d’élitisme, de recherche obsessionnelle (et mortifère) de ce qui distingue. En ce sens, il est, lui qui fait l’exégèse de quelques auteurs chrétiens pourtant, bien plus diabolique que symbolique, bien plus dans la désunion que dans l’union. Ce qui explique qu’il soit aussi désuni de lui-même. Osons dire que Des Esseintes est l’homme moderne en ceci qu’il est aliéné à lui-même : il se refuse à des joies simples tout en se lassant rapidement de ses élections compliquées – vérité en 1884, vérité aujourd’hui.
D’un autre côté, si l’on peut en arriver à mépriser voire détester le personnage Des Esseintes, on ne peut que célébrer l’écrivain Huysmans ; on veillera à ne pas confondre les deux, car l’on peut de bon droit soupçonner que l’écrivain pose un regard critique sur les goûts et dégoûts du personnage. Ce regard, il le poserait au travers de descriptions d’une affolante précision, soutenues par une érudition sans faille : du naturalisme, Huysmans a hérité le goût de la documentation, et le lecteur ne peut que se laisser emporter par ses considérations sur la littérature latine décadente, sur la poésie française contemporaine (très belles pages sur Mallarmé, qui doit à À Rebours une part de sa renommée dans son siècle) ou encore sur la peinture. Et c’est là que Huysmans remporte tous les suffrages : ses évocations d’œuvres signées Francisco de Goya, Gustave Moreau ou Odilon Redon sont à la fois clairvoyantes et éblouissantes ; si un grand romancier est un auteur capable de faire voir par la seule puissance de la description, Huysmans en est un gigantesque, qui parvient à non seulement faire voir les tableaux de Goya, Moreau et Redon évoqués, mais parvient en sus à en faire ressentir le sens profond. Comme d’autres en ce dix-neuvième siècle virevoltant, Huysmans fait se rejoindre le romancier (ou le poète) et le critique d’art, le visionnaire de son époque et celui qui cherche sur les toiles des visions de son époque, et c’est magique.
De l’intrigue, il n’est rien à dire, donc ; de l’exégèse de À Rebours, on laissera le soin à Pierre Jourde pour une préface aussi amoureuse qu’érudite, de la part de celui qui édite aujourd’hui À Rebours sur base de la dernière édition revue et corrigée par Huysmans en 1903, errements de la ponctuation compris – ces errements auxquels on ne peut que désirer donner du sens, car elles sont des pauses dans la réflexion de Des Esseintes, peut-être des hésitations pour ce valétudinaire enfermé dans un musée snob avec ses certitudes pour remparts existentiels.
Didier Smal
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