À Contrevie (Contravida, 1994), Augusto Roa Bastos (par Léon-Marc Levy)
À Contrevie (Contravida, 1994), Augusto Roa Bastos, Le Seuil, trad. espagnol (Paraguay), François Maspéro, 254 pages
Ecrivain(s): Augusto Roa Bastos Edition: Seuil
Le support de ce roman est un train de mort. Lent, bringuebalant, inquiétant, il porte en ses flancs le narrateur – l’auteur assurément – unique survivant d’un massacre lors d’une évasion de prisonniers politiques d’une prison. Survivant, dans ce roman, n’a de sens qu’ontologique. La survie est la condition humaine et, par définition, elle n’est que sursis. En compagnie de personnages étranges et inquiétants, le narrateur va. Où ? Il ne sait pas, au moins au départ. Loin, dans tous les cas, loin des lieux où on le traque.
Entre les scènes de son compartiment et ses rêves pendant ses endormissements, il est assailli par un flot de souvenirs qui déferle comme un torrent, portant avec lui une enfance erratique et des images obsessionnelles des parents, des amis d’alors, des cinglés qui peuplaient Manorá – petit village perdu au milieu de nulle part. La noirceur et la brutalité traversent ces évocations du passé adossées à l’histoire du pays soumis à toutes les exactions.
À contrevie (Contravida) doit s’entendre comme une vie à rebours. Le vieux train va de la mort évitée de peu à la remontée vers l’enfance avant de reprendre le chemin de la mort. Un mythe traverse et fend le récit : celui du retour au ventre de la mère, condition absolue de la rédemption et de la mort apaisée. Long est le chemin qui mènera le narrateur au retour fœtal depuis la scène inaugurale, trempée de mort et pourtant déjà marquée par la position du bébé dans un ventre maternel.
La première chose que j’ai perçue de mon corps a été l’odeur de charogne.
J’étais à demi enfoui dans la boue et les broussailles dans l’attitude recroquevillée des suppliciés. À travers les poches sanglantes de mes paupières, je voyais vaguement mon corps noir de mouches, de guêpes suceuses et des redoutables fourmis tahyi-rë qui montaient en file sur mes membres.
Mais échapper à la mort ne veut pas dire que la mort vous lâche. L’homme reste habité par elle, comme imprégné de son ombre, de sa peau, de ses doigts. La mort devient une compagne fidèle et cruelle, horrible et nécessaire. Elle questionne le survivant, le charge de la culpabilité d’avoir survécu quand tous les autres mouraient.
J’étais arrivé – comment dire cela ? – à quelque chose qui était au-delà de tout ce qui était susceptible d’avoir un sens, une raison quelconque, même délirante, pour qu’un homme dans ma situation puisse justifier le fait de ne pas être mort.
Nul ne peut se réchauffer aux tisons de la lune.
Les bruits de la dictature scandent le flux de conscience, cris des martyrs, souvenirs des tortures subies, incarnation de la mort sous les traits d’hommes de main chargés de faire disparaître du monde des hommes et des femmes parce qu’ils refusent de se soumettre à l’oppression. Roa Bastos prend des accents âpres pour évoquer la dictature et la guerre du Chaco au Paraguay, mais surtout la guerre civile qui suit et qui ne connaîtra jamais de véritable fin tant la succession de dictatures et de révolutions sera continue. Le narrateur n’est pas seulement porteur de son destin personnel mais aussi de celui de sa patrie déchirée.
Augusto Roa Bastos (enfin, le narrateur) se retourne vers lui-même écrivain. Pourquoi écrire dans un monde qui souffre sous les coups incessants du malheur et de la malveillance ? Un moment d’échange entre son père et lui – du temps de sa jeunesse – symbolise ce questionnement.
J’entends encore mon père m’admonester :
« Fils, n’écris pas. L’écriture est le pire poison de l’esprit ».
Les malheurs d’autrui, je les ressentais comme miens lorsque je les écrivais. Il n’en existait pas d’autres.
Je trouvais magnifique et terrible de faire entrer les souffrances des autres dans les paroles que je traçais jusqu’à ce qu’elles deviennent les maux dont on souffre soi-même. Exprimer le malheur au moment où il se produit.
L’odeur douloureuse de la mémoire.
Toute l’œuvre de Roa Bastos est imprégnée de ce projet, depuis le sublime Fils d’homme jusqu’au monumental Moi, le Suprême. Il est, comme tous les grands écrivains latino-américains, irrigué par l’histoire tragique de son continent.
Le récit va à son terme comme l’écriture de Roa Bastos même : elle ondule, circule, revient sur elle-même, sa propre matière, et finit par rentrer en elle. Le vieux train déposera enfin son passager au terme de la mémoire de douleur. Dans le ventre de sa mère.
Léon-Marc Levy
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