Voyou, Itamar Orlev (par Gilles Banderier)
Voyou, août 2018, trad. hébreu Laurence Sendrowicz, 462 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Itamar Orlev Edition: Seuil
C’est une histoire aussi vieille que le monde – aussi vieille, en tout cas, que les rapports familiaux – mais toujours nouvelle : un père et son fils ; un fils qui, comme Télémaque, part sur les traces de son père et donc qui revient à sa propre origine. Ce n’est jamais sans péril que l’on remonte ainsi le fil du temps, d’autant plus que le narrateur entreprend ce voyage dans l’espace et le passé à un moment délicat de sa propre vie : son mariage vient de se briser et sa femme est partie avec leur fils unique. Cessant d’être père à plein temps, Tadek Zagourski redevient un fils. Il y a ce qu’il sait déjà : la famille, père excepté, a quitté la Pologne pour s’installer en Israël. La mère ne fut pas une sioniste fervente, mais étant juive, et ses enfants donc l’étant également, cela lui était apparu comme un choix naturel, qui lui permettait surtout de fuir la violence de son mari. Provisoirement rendu à lui-même, le narrateur retourne dans la Pologne de la fin des années 1980, retrouver son père et sa parentèle. La Pologne n’a échappé au nazisme que pour tomber sous le joug communiste et tout le pays, alors que le Rideau de fer se défait, semble confit dans la grisaille et la vodka.
On y boit des quantités d’alcool qui enverraient n’importe quel Occidental dans le coma éthylique ou l’autre monde. Reclus dans sa maison de retraite, le père, Stefan Zagourski, a perdu l’habitude de frapper son entourage dès qu’il est ivre, ce qui était jadis un état quasi-permanent. Si jamais l’expression « soûl comme un Polonais » a eu un sens, c’est dans ce roman. Celui qui fut jadis une force de la nature, terrorisant femme, enfants, voisins et compagnons de beuverie, ce type qui vouait une haine généralisée à sa famille et à lui-même, n’est plus qu’un vieillard aigri et impotent. Il accueillera son fils venu de ce qui, selon lui, est un pays de l’Ouest avec une chaleur surprenante, profitant de sa présence pour effectuer un pèlerinage sur les lieux de leurs enfances respectives et, surtout, pour lui raconter son histoire : ce qu’il avait fait pendant la guerre et ce qu’on lui avait fait subir, notamment dans le camp de Majdanek. Au fil des jours passés ensemble et des kilomètres parcourus, père et fils remontent le temps, revenant à l’origine du mal. Mais même Dieu ne peut faire qu’un événement qui a eu lieu ne se soit jamais produit. Retourner à l’origine ne va pas sans risques et le narrateur découvrira des secrets que sa mère s’était évertuée à lui cacher. Elle-même apprendra au sujet de celui qui fut son mari des choses qu’elle ignorait. Voyou est le premier roman d’Itamar Orlev. L’œuvre vaut à la fois comme promesse et en elle-même. La traduction de Laurence Sendrowicz est remarquable de fluidité et d’élégance (un détail p.353 : on bourre une pipe). C’est un roman sensible et d’une grande maîtrise, où se perçoit la « petite musique triste de l’humanité ».
Gilles Banderier
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