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Voyage oublié (Viaje olvidado), Silvina Ocampo (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 28.05.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Nouvelles, Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Voyage oublié (Viaje olvidado), Silvina Ocampo, 136 p., trad. Anne Picard, éd. Des femmes-Antoinette Fouque, avril 2025, 14 €

Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Voyage oublié (Viaje olvidado), Silvina Ocampo (par Yasmina Mahdi)

 

Maisons de l’enfance


Silvina Ocampo, née à Buenos Aires en 1903, décédée en 1993, fut mariée à Adolfo Bioy Casares (1914-1999, écrivain argentin d’origine béarnaise) et l’amie de Jorge Luis Borges. Poétesse et romancière, elle a publié sept recueils de nouvelles, traduit une vingtaine d’œuvres ; de plus, elle a suivi à Paris l’enseignement de Giorgio de Chirico et de Fernand Léger. Elle est considérée comme la plus grande figure poétique de l’Amérique du Sud. Silvina Ocampo signe ici son premier livre de fiction. Par ailleurs, quatre autres récits sont publiés par les éditions des femmes, également traduits par Anne Picard.

Dès la première nouvelle, parmi les 28 autres d’Ocampo, écrites en 1937, nous sommes transportés au sein d’une époque révolue mais revisitée avec acuité et courage. En effet, l’Argentine est gangrenée par la corruption, les dettes, le peuple souffre de famine. Le général José Félix Uriburu, un militaire putschiste, a installé une dictature féroce, La Decada infame, qui plonge le pays dans une ère de répression, de fraude électorale et de corruption systémique.

Ainsi, dans Voyage oublié, des rituels familiaux renaissent, comme dans la demeure de la supposée « plus vieille tante » de l’autrice : « C’était la maison de ma plus vieille tante chez qui l’on me conduisait le samedi. (…) Des malles voyageaient dans un bruit d’orage, pourtant la famille ne voyageait jamais et restait assise dans la même pièce vide en dépliant des journaux tandis que des airs jaillissaient sans discontinuer d’un pianola qui semblait arrêté sur la même note. » ; moments à la fois de peur irrationnelle, d’inquiétude et de mystère…

Les chiffres ont une importance dans les récits, sorte de comptine morbide à travers laquelle s’égrènent les menus événements du quotidien : « Un, deux, trois, quatre, cinq étaient les chevaux noirs tirant le corbillard qui avait emporté son mari, recouvert de fleurs, au cimetière de Chacarita » ; ou « Un, deux, trois, quelqu’un frappait à la porte d’entrée. » (comme trois coups de théâtre) ; ou encore, à propos de dettes : « Il restait un, deux, trois, quatre, cinq ans pour finir de rembourser les mensualités de la maison. »

En quelques lignes, une nouvelle est campée, et c’est virtuose. Dans La robe vert olive, les objets comme les souvenirs semblent conservés dans la naphtaline, par exemple « les lourds rideaux (…) le grand chapeau de paille (…) des châles et des serpents empaillés (…) conservés au fond d’une malle », objets fétiches de Miss Hilton, vieille fille ressemblant à « un prie-Dieu ancien » … Ce monde, séparé, scindé entre maîtres et domestiques, est figé, cloué, à l’instar d’insectes de collection qui se désagrègent. Au sein de cet univers routinier, ce sont les filles qui requièrent toute l’attention de Silvina Ocampo. Elles courent, crient, insouciantes jusqu’à leur puberté, facétieuses et joyeuses. Pourtant, la violence sourd derrière chaque parole, chaque geste. La maison est le point nodal où commence et finit toute vie - à la fois bastion, prison, rémanence. La maison est un refuge, une entité secrète, hantée. Ce monde latin, composée de personnes aux racines diverses, cosmopolite, (à part les Indiens, invisibilisés, relégués dans un ailleurs), est une communauté sclérosée, fermée en boucle sur elle-même.

La veine fantastique occupe une large place dans l’imaginaire d’Ocampo : « Sur chaque assiette, une minuscule somnambule aux cheveux lâchés traversait un pont les bras tendus ; cette somnambule ressemblait plutôt à une femme récemment retrouvée après un naufrage et qui, à l’âge de quatorze ans, avait perdu son passeport, sa maison et sa famille ». Le bateau prend ici une symbolique terrifiante et en 4 pages et demi, l’autrice dresse la brève existence de Claude. Et les cloches du départ sonnent tel un glas. Et les contrastes sociaux sont tranchés, entre « une très grande maison de trois étages où vivaient seulement cinq personnes », dotée de « dix pièces dans lesquelles on ne peut jamais entrer », et « une petite maison en tôle d’une seule pièce, [où] vivaient quatre personnes ».

Partout, le danger est tapi, dans les recoins, au sein de la demeure familiale, anthropomorphisée, dans laquelle « Les tuyaux (…) gargouillaient et l’on entendait les bruits de boyaux géants aux étages supérieurs ». La menace surgit sous forme de maladie insidieuse rongeant le corps, cachée dans un « mot couleur d’ivoire [qui] devint noir, de la couleur d’un secret horrible, qui tue ». Là encore, l’écriture, fascinante, avoisine la peinture : « Hamamelis Virginiana, eau distillée 86 % et une femme courait, deux branches à la main, une femme ronde sur un fond jaune orageux. » ; ou « la nuit, elle croyait voir surgir une tête d’homme en feu sur les vitres de la fenêtre. Une tête d’un rouge effrayant, collée à la vitre comme les motifs des vitraux ». ; puis, dans un autre lieu où « De petites fenêtres en verre irisé, où l’eau du Tigre, couleur éléphant, prenait la couleur de la mer ».

L’on pense aux tableaux de Frida Kahlo, pour l’onirisme angoissé et les fantasmes de mort, et également à Franz Kafka, pour les situations absurdes, les chausse-trapes, les mensonges et les embûches, dans une atmosphère comme une « objectivité extrêmement étrange » [Hendrik Marsman].


Yasmina Mahdi



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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.