Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa (par Luc-André Sagne)
Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa, Le Seuil, mars 2022, 208 pages, 18 €
Vivre à ta lumière, le dernier ouvrage paru d’Abdellah Taïa, met en scène une femme marocaine à la forte personnalité, Malika, des années 1950 aux années 1990. Met en scène au sens propre tant est forte l’impression d’être sur les planches d’un théâtre, devant une parole toute-puissante qui se livre, celle de Malika, en un long monologue que viennent parfois interrompre, mais toujours brièvement, d’autres paroles. Une oralité qui emporte tout. Si l’on suit ici un ordre plutôt chronologique (le précédent ouvrage de l’auteur en revanche, Celui qui est digne d’être aimé, remontait le temps), c’est peut-être parce qu’Abdellah Taïa a voulu faire de ce monologue un récit, historique autant qu’intime, celui de la vie de cette femme, de la jeune veuve de 20 ans à la « vieille » femme de 65 ans, dans un Maroc en pleine mutation, de la décolonisation au règne du roi Hassan II.
Cependant il n’y a rien de linéaire, de purement descriptif dans ce récit, qui est tout sauf une leçon d’histoire. La verve de Malika, sa rage à raconter sa vie, ses colères et ses frustrations lui donnent tout son allant. C’est une parole qui s’écoule comme un trop-plein jusqu’à se rapprocher parfois d’un délire ou d’une transe. En effet, par certains côtés, Malika, et elle se revendique telle, est une sorcière : elle jette des sorts, elle fait accomplir à son premier mari mort un « voyage spirituel » et entre par deux fois en contact avec l’esprit de Mehdi Ben Barka, le père d’une révolution marocaine qui n’a pas eu lieu. L’onirique se relie alors au politique, d’une manière très personnelle.
Tout passe ainsi au travers du filtre de la parole de Malika, qui dit ses choix, ses espoirs, ses peurs et ses rancunes. On sent la dureté d’une vie, couturée de profonds chagrins, de deuils et d’échecs. Une vie traversée de luttes qui parfois n’est qu’une survie. Pour tenir et ne pas sombrer, elle doit réprimer toute faiblesse, refouler toute tendresse pour s’enfermer dans son rôle de mère de famille inflexible. En y exerçant toute l’autorité à la place du mari. Mais, et c’est là où réside son humanité, elle n’est pas pour autant un monstre au cœur de pierre. Elle aime ses enfants, veut les sortir de la misère et c’est surtout le duel avec sa rivale, Monique la Française, qui va le révéler.
Tout commence pourtant très mal. En contact avec sa famille, son mari, ses enfants, Monique séduit, attire. Fascine. On peut penser que Malika la jalouse immédiatement. Qu’elle se sent tout de suite humiliée par cette femme qui a tout, elle qui n’a rien. Elle va alors provoquer une rencontre pour lui dire le fond de sa pensée parce qu’elle n’a pas peur, qu’elle a toujours fait front. Ce sera à Chellah, « un peu en dehors de Rabat, de l’autre côté de la grande muraille qui entoure toute la ville ».
Au départ, et c’est ce qui frappe, Malika ne veut voir dans la Française qu’une incarnation du système d’exploitation colonial, une femme blanche qui se croit supérieure aux habitants de ce pays. Elle refuse de la voir comme une personne humaine avec ses contradictions, ses faiblesses, elle refuse de s’y intéresser. Réification dangereuse, que l’on sait être la matrice de toutes les violences, de tous les terrorismes. On ne tue pas la personne mais ce qu’elle représente. Or, Malika ne tombe pas dans ce piège. Au cours d’une très belle scène qui est peut-être le cœur palpitant du livre, où se disent aussi les croyances traditionnelles, avec le rituel des anguilles sacrées, les deux femmes parviennent à établir un dialogue tissé de silences autant que de mots. Jusqu’au renversement de situation final qui voit Monique devenir la « victime », rattrapée par ses blessures intimes.
De rivales elles deviennent égales. Et ce passage est fondamental pour toutes les deux, « un instant en dehors du monde et des logiques injustes du monde ». Il montre en quoi sont supérieures l’attention portée à l’autre, la reconnaissance de la profondeur des êtres, de leur vérité ultime sur les préjugés et les jugements hâtifs. Malika et Monique ont su se regarder, s’écouter. Au-delà de toutes les barrières, de tous les obstacles placés entre elles. Avec son premier mari également Malika a su écouter, quand il lui a parlé de Mehdi Ben Barka. Et elle est entrée en contact avec l’esprit du révolutionnaire. Et elle a accompli le « miracle » du « voyage spirituel » de ce mari mort en France pour le rapatrier. Elle a conscience qu’il y a plus grand que soi, que sont à l’œuvre des forces invisibles et indomptables, qu’il existe une énergie, une beauté, une vérité qui nous dépassent. C’est peut-être pour cela qu’elle peut se mettre à l’écoute, qu’elle peut s’ouvrir aux autres, malgré son caractère, de la même manière qu’elle tient à honorer les morts, non pas seulement en entretenant leurs tombes, mais en leur parlant, en pensant à eux pour « ne pas les laisser mourir complètement ». Avec elle, au fond, visible et invisible se rejoignent, matériel et spirituel se fécondent.
Dans cet univers de forces et de tensions qui est celui de Malika, il est remarquable que les hommes ne dominent pas, bien au contraire. Comme si la femme qu’elle représente avait capté tout le pouvoir qui leur est habituellement dévolu. Et que la tendresse, les épanchements amoureux s’étaient réfugiés de leur côté. A plusieurs reprises dans le roman, des hommes, mariés, aiment en même temps d’autres hommes : Allal et Merzougue, Georges et Jelloul. Mais c’est dans la troisième partie que ce thème se développe vraiment et s’épanouit. Un nouveau dialogue s’instaure entre Jaâfar le voleur et Malika maintenant âgée de 65 ans. Plus exactement une confrontation entre le compagnon de cellule de l’un de ses fils, Ahmed, et la femme solitaire, isolée, qui a fait le vide autour d’elle par trop de dureté, d’intransigeance. Car Jaâfar a déjà été en prison et veut paradoxalement y retourner. C’est pour lui un havre de liberté, le seul endroit peut-être où les hommes peuvent se toucher et s’aimer. Il y a laissé son amour et ne veut qu’une chose, le rejoindre. Nous sommes clairement dans l’univers d’un écrivain qu’affectionne Abdellah Taïa, celui des voleurs et des garçons amants, celui de Jean Genet. Comment, à l’évocation de la vie de Jaâfar en prison, ne pas songer aux images d’Un chant d’amour, le film de Genet devenu emblématique ?
Et le prisonnier, le voleur ose tout dire à Malika, il la pousse dans ses retranchements, la force à se justifier. Il lui montre ce qu’elle ne veut pas voir. Que son fils Ahmed n’est pas parti en France par égoïsme mais parce qu’il lui était interdit de vivre son homosexualité au Maroc. Qu’il y était condamné à se cacher, à avoir peur, à fuir sa vie. Si Malika lui rétorque qu’elle a bien « vu dès le départ qui il était, sa nature », elle n’en démord pas, elle n’a pas à rougir de son rôle de mère. Qu’elle finisse par s’excuser ne signifie en rien qu’elle se renie. Elle veut toujours avoir la maîtrise. Préfère perdre son fils plutôt que de demander de l’aide. Et ce sont deux êtres solitaires, pris par leur destin, le jeune voleur et la femme abandonnée, qui vont reprendre séparément le chemin de leur vie.
Luc-André Sagne
Né à Salé, au Maroc, en 1973, Abdellah Taïa, au travers de ses premiers recueils de nouvelles (Mon Maroc, Le Rouge du tarbouche) comme de ses romans suivants (parmi lesquels Le Jour du Roi, Celui qui est digne d’être aimé), poursuit une œuvre d’autofiction où l’homosexualité et l’histoire marocaine se conjuguent et s’affrontent. Il a réalisé en 2014 son premier film inspiré de l’un de ses textes, L’Armée du salut.
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