Vila Real, João Ubaldo Ribeiro (par Léon-Marc Levy)
Vila Real, João Ubaldo Ribeiro (1979), Gallimard, 1986, trad. portugais (Brésil) Alice Raillard, 169 pages, 13,15 €
Edition: Gallimard
João Ubaldo Ribeiro nous ramène une fois encore dans la nudité du Sertão, son âpre brûlure, son étendue poussiéreuse, ses miséreux endémiques. La beauté biblique du style emporte le lecteur dans un récit qui tient de la prière, du thrène, du chœur des pauvres rejetés de terre en terre par la vorace modernité, indifférente au mal, qui ne cherche dans la terre que la matière de sa richesse et de son pouvoir. Ribeiro chante la dignité des pauvres errants, leur fierté et leur courage, car c’est d’une guerre qu’il s’agit, de la guerre des gueux contre les puissants. Une guerre inégale dont l’enjeu n’est pas l’éventuelle et douteuse victoire mais la sauvegarde d’une âme, d’une identité, d’une humanité – celle du Sertão et de ceux qui triment pour en extraire de quoi survivre.
Des gueux rendus furieux par la misère, le vol de leur vie ; des gueux qui ne craignent plus rien parce qu’ils n’ont plus rien.
De quoi avaient l’air Alarico, Rodenaldo et Florisvaldo ? Ils avaient l’air de chats sauvages. Ils avaient l’air de chiens affamés. Ils avaient l’air du diable. Tels qu’ils étaient, crachant la mort par tous les trous du corps, ils approchaient autour de Godofredo et lui lançaient des menaces et insultaient sa mère. Ils avancèrent huit fois et s’en revinrent huit fois. Car la mitraille fauchait jusqu’au plus fin brin d’herbe qui parfumait la poudre. Ils se rappelaient la faim. Ils avaient le souvenir de la faim et de l’ombre noire de la tristesse qui obscurcissait le visage de leurs mères.
L’immobilité qui occupe les deux espaces d’affrontements guerriers est occupée par le flux de conscience d’Argemiro, personnage profondément attachant et sage qui se retrouve propulsé dans un rôle de héros de la résistance qu’il n’avait pas sollicité mais que, par loyauté et sacrifice à son peuple, il accepte et incarne magnifiquement. Ce n’était pas parce qu’il était meilleur que les autres mais parce qu’il incarnait tous les autres. Deux veillées d’armes entrecoupent les batailles, figeant le récit dans une station d’attente tendue et donnant la parole à Argemiro et, toujours, à sa sagesse. Même les sources de son discours sont posées ailleurs que dans sa seule pensée, comme si la paternité de cette pensée eût trop coûté à son humilité.
Nous devons, dit Argemiro, répétant ce qu’il avait entendu dire depuis qu’il avait commencé à comprendre et ainsi de suite dans toutes les occasions les plus solennelles, nous devons un jour trouver un lieu où n’existe pas de maître, où les rivières ne soient pas malades et ne donnent pas une eau empoisonnée, où les prairies soient jonchées de fleurs, les brises embaumées. Mais pas même lui ne pouvait croire à ces paroles, qui résonnaient plus comme une prière que comme une vérité, sortaient comme une litanie venue de très loin.
A ce paradis rêvé, se heurte l’enfer du monde des pauvres, dont même les morts des cimetières sont déterrés par les machines du « progrès », par les diables de « La Caravane Mystérieuse » surgis comme les Cavaliers de l’Apocalypse dans ce coin naguère oublié du Sertão, dont personne ne voulait. Démons venus du ciel et descendus sur terre pour semer la mort, ils sont métaphorisés en monstres mangeurs de terre et d’hommes et de cadavres.
Et déjà, avec des banderoles, ils avaient guidé leurs machines jaunes, et leurs énormes pelles et mandibules, pour qu’elles ouvrent un morceau de terre où se trouvait comprise une partie du cimetière. Même les cris de ceux qui imaginaient leurs parents et leurs fils déterrés et à jamais errant âmes en peine dans le monde des vivants, ne parvinrent à les faire arrêter leurs machines. Alors les crânes et les caissons de pin et les linceuls pourris montèrent à fleur de terre dans une grande puanteur et bientôt se mêlèrent à toute la boue soulevée puis aplatie par les machines.
Une figure émerge, aux côtés d’Argemiro, pour donner plus d’âme encore à l’armée des pauvres : celle de Padre Bartolomeu, religieux plein de cœur, incarnation de la lutte à mort qui traverse ce roman entre le bien et le mal. Le Padre est un personnage ardent, aux nobles idéaux, prêt à tous les sacrifices pour faire justice sur ce bout de terre contre les forces du mal. La geste alors prend des airs d’épopée et le Sertão magnifie par son désert l’écrin qui la reçoit. Don Quichotte n’est pas loin. Le padre pouvait parler à l’oreille que pointait sa mule, qui s’appelait Fougueuse, et être un fier chevalier des maquis par les terres qui lui cheminaient dans le sang.
Ribeiro creuse le fossé encore qui sépare les motifs nobles des actes ignobles de la bataille. Même les hommes les plus élevés sont alors emportés par la sauvagerie, par l’ivresse du sang. Le bien se dissout dans le combat, les yeux deviennent aveugles et les cœurs fermés. La distinction entre ceux dont le combat est juste et ceux qui spolient et pillent s’efface le temps de l’affrontement. Alarico, un jeune chef hardi des paysans, symbolise au mieux cette exaltation qui fait basculer les cœurs purs dans la frénésie de l’horreur.
Alarico prit le commandement du front opposé à l’ennemi et ne commanda pas en homme disposé à ce qu’ils aient une bonne mort. Il voulait qu’ils rendent leur âme à tous les diables des enfers et pénètrent dans les antres de Satan les yeux élargis et l’esprit encore questionnant.
L’écriture puissante de João Ubaldo Ribeiro inscrit la geste dans un regard sur l’éternité. Au-delà du combat ici, c’est la destinée du genre humain qui se dit, comme une sorte de poème ontologique qui poserait la question de la nature du réel. A la manière de Juan José Saer dans L’Ancêtre, et en posant les mêmes questions, Ribeiro brouille les limites de la perception des sens, efface les frontières entre vie et mort, il se peut que rien n’existe à part notre regard et les choses qu’il apporte en nous, qui pouvons ne pas être nous, nous pouvons être une solitude.
Nous ne saurons pas l’issue de la dernière bataille, celle où les gueux essaieront de reprendre Vila Real. Mais au-delà de cette bataille précise, l’histoire du Brésil et l’histoire du monde nous laisse deviner la fin ultime : jamais les pauvres ne gagnent.
João Ubaldo Ribeiro est un immense écrivain et son chant est une victoire.
Léon-Marc Levy
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