Une boîte de nuit à Calcutta, Nicolas Idier, Makenzy Orcel (par Philippe Chauché)
Une boîte de nuit à Calcutta, mai 2019, 306 pages, 20 €
Ecrivain(s): Nicolas Idier Makenzy Orcel Edition: Robert Laffont
« … Calcutta m’a regardé, et j’ai baissé les yeux. Je n’aurais pas dû les baisser. J’ai vu s’allonger à même le sol cette Nouvelle jeunesse (1) qui se cherche, cherche une sortie, à travers une foule aussi compacte que les murs des palais vides, dans les ordures, le regard éteint des dieux » (Makenzy Orcel).
« … Quand un écrivain écrit, ce n’est pas seulement le monde qui entre dans son rythme, c’est la création d’un rythme du monde. Un mélange de bénédiction et de malédiction. Car il faut prendre sur nous tant de poids, traverser tant de strates de pierre sèche encombrée de mots et d’espoirs avortés… » (Nicolas Idier).
Une boîte de nuit à Calcutta est le roman épistolaire de deux écrivains, deux voyageurs, entre Pékin, Paris et Calcutta, deux amis qui se livrent et livrent ce qu’ils voient, pensent, sentent, et lisent. Deux écrivains armés d’un sismographe qu’ils maîtrisent à merveille : la littérature. Le roman est une arme qui fait voir le réel, même lorsqu’il semble s’en détourner, et Une boîte de nuit à Calcutta en est au centre.
Nicolas Idier et Makenzy Orel s’approprient ce que Jean-Claude Charles (2) nomme l’enracinerrance, ce que l’errance tient des racines et ce que les racines ouvrent comme horizons, tant ils savent que pour partir, il convient de savoir d’où l’on vient, quelle est sa terre et ses résonnances que l’on perçoit en terres lointaines. Il y a une terre, des odeurs, des parfums et des couleurs, des escapades, et des rêves partagés, des visions échangées, des esquisses de romans – une bouche qui apparaît dans la main d’un narrateur – les aventures ubuesques du Chef des chefs –, des portraits d’amis, les souvenirs précis d’un père, des histoires minuscules inventées au jour le jour, partagées, dans un roman mouvant et émouvant, un roman voltigeur qui donne le vertige.
« (En revanche) il revendique le droit de l’auteur de rester loin du bruit, de la pollution des lumières des salons, du strip-tease commercial… “Quand vous lâchez votre machine à écrire, vous lâchez votre fusil automatique, et les rats rappliquent aussitôt”, disait Bukowski » (Makenzy Orcel).
« L’ami Bukowski a touché en plein dans le mille, une fois encore : il faut travailler, dur, à la mine. En ce qui me concerne, j’ai travaillé pendant huit ans à la promotion des auteurs et des livres français en Chine et en Inde, et c’est vrai qu’à plusieurs moments, le découragement m’a pris. Tout se répète »(Nicolas Idier).
Nicolas Idier et Makenzy Orcel sont deux écrivains aux nerfs à vif et à la plume aiguisée, il s’agit, et le pari est risqué, de se dévoiler en dévoilant un pan du monde que l’on voit et que l’on devine derrière son masque. Nous sommes à Port-au-Prince, au milieu d’une foule de malheureux, de crasseux, de loques humaines, un homme au pénis ensanglanté hurle – C’est à peine si ces gens avaient un regard pour l’homme ensanglanté et la femme ligotée –, la folie gagne, et Makenzy Orcel la décrit en quelques lignes, un carnaval de douleur et de folie qu’il livre à son ami. Plus loin, nous voici en Chine – Quand l’avion s’approchait, j’ai vécu une expérience étonnante : j’ai senti la ville, tout Pékin. Je n’avais plus à atterrir : il me suffisait de fermer les yeux pour voir des détails très précis, la circulation, les gens, les immeubles qui montent dans le ciel en contre-jour de l’aube. – En quelques phrases, Nicolas Idier invite des écrivains complices et attentifs à s’assoir à sa table – Depuis que j’ai quinze ans, les écrivains sont mes amis – Présents ou lointains, ils irisent le roman : Charles Bukowski, Simon Leys, Marcelin Pleynet – D’instinct, j’admire cet homme-pierre, passionné de musique, de Rimbaud et de Venise – Philippe Sollers – Ce porte-cigarette ressemble à un stylo. Un stylo qui fume. L’encre de Chine est faîte de suie de pin et de cendre. L’écriture et la fumée sont liées – L’écriture est également la belle occupation de Makenzy Orcel, entre deux avions, deux rencontres, deux soirées arrosées et enfumées, l’écriture et la lecture de livres complices : L’homme derrière le livre est un oiseau rare, heureux. Il parle en brassant l’air avec ses bras, comme pour bourrader toutes forces invisibles qui se tiendraient au travers de ses mots (à propos de Belle merveille de son compatriote James Noël).
« Le courage d’écouter, de suivre l’auteur dans l’ombre, les régions reculées de la langue, ses pérégrinations les plus rocambolesques, voilà ce qui à mon sens caractérise un lecteur, un critique, un curieux, un vrai » (Makenzy Orcel).
« Les rues de Paris ne sont plus les mêmes. Elles vibrent de la même manière que vibrait Bénarès cet après-midi doré où j’ai pris du bhang pour la première fois. Au bout de quelques pas, les façades ondulaient et se couvraient de couleurs. Bizarrement, j’ai pensé à Venise (et ce n’est pas parce que je viens de citer cette ville que j’écris cela, j’y pensais vraiment, avec délectation) » (Nicolas Idier).
Une boîte de nuit à Calcutta se poursuit une fois le livre refermé, comme si le roman continuait de nous hanter, présence d’un fantôme bienveillant, d’un songe, d’un rêve qui a pris sa source dans le Gange – Le Gange m’apaise. L’odeur de la pluie sur la montagne m’emplit de joie (Nicolas Idier) – où se mêlent la langue sauvage et rocailleuse de Makenzy Orcel et celle plus sage de Nicolas Idier, les deux écrivains n’en n’ont sans doute pas fini avec cette singulière aventure, un roman ne s’achève peut-être jamais et nous aurions tort de nous en plaindre.
Philippe Chauché
(1) Précédent roman de Nicolas Idier : http://www.lacauselitteraire.fr/nouvelle-jeunesse-nicolas-idier
(2) « Pour lui, c’est un concept (oxymorique) tenant compte à la fois de la racine et de l’errance, prenant en compte la mémoire des origines et les réalités nouvelles de la migration, à travers lequel il propose une nouvelle vision de l’im-migration (l’im-migré). En tant que créateur, je revendique le droit de n’exercer aucune police de l’identité ».
Nicolas Idier a vécu, travaillé, et écrit en Chine et en Inde, on lui doit notamment La Musique des pierres et Nouvelle jeunesse (Gallimard, L’Infini). Il a coordonné la réédition de La Mer dans la littérature française de Simon Leys pour la collection Bouquins (Robert Laffont) et prépare une édition d’écrits critiques de Bernard Frank dans la même collection.
Makenzy Orcel est un écrivain haïtien qui court le monde, auteur notamment de La nuit des terrasses (La Contre Allée), Le Chant des collines (Mémoire d’encrier), Maître-Minuit (Zulma).
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