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Tout ce que je vous dois, Lettres à ses amies, Virginia Woolf (par Jean-François Mézil)

Ecrit par Jean-François Mézil le 17.06.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Tout ce que je vous dois, Lettres à ses amies, Virginia Woolf, L’Orma, mars 2020, trad. anglais, Delphine Ménage, 64 pages, 7,95 €

Tout ce que je vous dois, Lettres à ses amies, Virginia Woolf (par Jean-François Mézil)

 

Voilà un petit livre très soigné dans la forme, agrémenté de photographies et d’une jaquette qui se transforme en enveloppe. Chacune des lettres est précédée d’une introduction, situant notamment la destinatrice. Car il s’agit de femmes exclusivement (« seules les femmes stimulent mon imagination »).

Mais venons-en au principal : les extraits de vingt-sept lettres écrites par Virginia Woolf.

Elles ravivent une époque, aujourd’hui révolue, où, faute de passer des heures sur les réseaux sociaux ou pendus à nos portables, on prenait la plume pour joindre ses amis. Un art au demeurant exigeant, « bien plus difficile [que d’]écrire des romans ». Virginia s’y emploie en essayant « toujours d’aller derrière les mots ».

On ne sera pas étonné qu’il y soit question de littérature.

Ici, par exemple : « La littérature est, sans l’ombre d’un doute, l’unique profession intellectuelle et humaine qui vaille […] plus on écrit, meilleur on devient ».

Ou encore, à propos du mot juste : « Le style est une chose très simple ; ce n’est qu’une question de rythme. Une fois qu’on l’a compris, on ne peut plus se tromper sur le choix des mots ».

Ailleurs, s’adressant à la compositrice Ethel Smyth, elle évoque « l’effort et l’angoisse » qui l’étreignent quand elle cherche une phrase. Une angoisse à laquelle elle ne saurait renoncer : « Je n’ai jamais sérieusement songé à me refuser le plaisir d’écrire, quand bien même il pourrait heurter la morale publique ».

Détail croustillant, il lui arrive d’évoquer ses propres romans, comme dans cette lettre du 15 mai 1927 à Vanessa Bell, sa sœur aînée. Elle manie alors l’autodérision.

Vanessa ne lui ayant pas encore fait de retour sur La Promenade au phare (To the Lighthouse) récemment publiée, elle invente un dialogue entre elle et Duncan Grant, son compagnon :

« Pas de lettre de toi, mais je vois d’ici la scène.

Nessa : Je n’en suis qu’à la page 86, et je constate qu’il y en a 320. Il m’est impossible d’écrire maintenant à Virginia car elle voudra savoir ce qu’en j’en ai pensé.

Duncan : Eh bien il suffit de lui dire que tu considères que c’est un chef-d’œuvre.

Nessa : Mais elle me démasquerait. […]

Duncan : En ce cas Nessa, j’ai bien peur de ne pas pouvoir t’aider, car je n’ai lu que 5 pages pour l’instant, et il y a vraiment peu de chances que je fasse de grandes lectures ce mois-ci, le mois prochain, ou même d’ici Noël ».

Il y a aussi cette confession (émouvante quand on connaît la fin de Virginia) : « Je t’en prie, écris ton roman, tu pénétreras alors dans le monde irréel où vit Virginia, pauvre femme qui, maintenant, ne peut vivre nulle part ailleurs ».

On la découvre également dans son métier d’éditrice, comme ici, à propos d’Elinor Wylie, « une Américaine cadavérique et boiteuse » : « Elle a passé la soirée à déclamer des vérités premières et à discuter de nos ventes – les siennes étant bien meilleures que les miennes, naturellement ».

Mais, plus que l’écrivain ou l’éditrice, c’est la femme qu’on découvre, ou du moins qu’on approche, dans les choses du quotidien, ce qui nous la rend d’autant plus vivante : « Ai tondu la pelouse », « ai mangé deux prunes qui ont rendu mes mains poisseuses ».

On la suit dans ses voyages (à Bayreuth et à Rome), mais aussi dans ses lectures : « Je lis Proust, Henry James, Dostoïevski » ; écrivains qualifiés de blocs de granit (mais confesse-t-elle, « j’utilise trop de métaphores »).

Elle fait peu de cas de l’actualité, à l’exception de ce passage (2 décembre 1939) : « nous nous devons de capturer Hitler dans sa tanière et de l’enferrer, fût-ce avec la pointe d’un vieux stylo à plume ».

On savoure à l’occasion ses coups de griffe : « À vrai dire, je suis assez vaniteuse pour penser qu’il est préférable de me lire plutôt que des auteurs en vogue ». Car, comme elle l’avoue à Madge Vaughan, son « vrai plaisir dans l’exercice de la critique est de dire des méchancetés ». Et d’ajouter : « très peu de gens ont l’intelligence d’écrire un roman vraiment mauvais, tandis que quiconque est capable d’en produire un convenable et assommant ».

On perçoit aussi sa délicatesse. Pour rassurer et épargner son amie Violet, Virginia lui donne de bonnes nouvelles de son frère. Surmontant sa douleur (Thoby n’a pas survécu à la typhoïde et vient d’être enterré), Virginia écrit : « Thoby va mieux de jour en jour ». Et, pour donner plus de vraisemblance à son pieux mensonge, elle ajoute : « Il se querelle avec les infirmières parce qu’elles lui interdisent la bière et le mouton ». Elle poursuit quinze jours plus tard : « Thoby est sur la voie de la guérison », ne laissant filtrer la vérité que pour dire « Il a reçu beaucoup de fleurs et d’attention » ; avant d’avouer la chose : « Est-ce que tu me détestes d’avoir dit autant de mensonges ? ».

On entre ici et là dans son intimité : « Tout ce que je désire maintenant, c’est quelqu’un qui me rende fiévreuse, et alors je l’épouserai ! ». Cinq mois après, elle se mariait avec Leonard Woolf.

Ou cette réflexion sur son enfance : « Pas d’école ; tout le temps seule à rêvasser au milieu des livres de mon père », mâtinée de regrets d’avoir été privée de « camarades de classe : jeux de ballon, plaisanteries, argot, grossièretés ».

Toutes ces lettres s’échelonnent sur trente-huit ans.

La première a été écrite en 1903 (Virginia a alors vingt-trois ans).

La dernière, elle, est datée du 1er février 1941. On ne peut la lire qu’avec émotion :

« Vous ai-je dit que je suis en train de lire la littérature anglaise in extenso ? Quand j’en serai arrivée à Shakespeare, nous serons sous les bombes. Aussi, je me suis concocté une très belle scène finale : tandis que je lis Shakespeare, ayant oublié quelque part mon masque à gaz, je m’évanouis progressivement, et j’oublie tout… ».

Nous sommes moins de deux mois avant son suicide !

 

Jean-François Mézil

 

Virginia Woolf (1882-1941), écrivaine anglaise est une pionnière de la littérature moderne et figure centrale du Bloomsbury Group (source, L’Orma éditions).

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A propos du rédacteur

Jean-François Mézil

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Jean-François Mézil est né à Cannes. Il vit et écrit à Lautrec. Il a publié, à ce jour, trois romans.