Tonnerres de Bresk, Bruno Krebs (par Marc Wetzel)
Tonnerres de Bresk, Bruno Krebs, L’Atelier Contemporain, avril 2025, 832 p. 28 €

« Si tendre enfance, n’en garde évidemment aucune trace. Ma mère m’a conté l’épisode un jour, très naïvement. J’avais six mois, tout au plus. Au pied du manoir où je suis né, il y avait une grève. Avec mon père, on avait pris place dans cette pirogue – capitaine au long cours, mon oncle l’avait ramenée d’Afrique. Ma mère me tenait dans ses bras, quand la pirogue sur une vague esquissant menue embardée, elle m’aurait lâché. À cet âge-là, on ne flotte pas : j’ai plongé comme une pierre. Mon père avait heureusement des réflexes, le bras long et la poigne solide. Il m’a ramené sain et sauf – juste ébahi, me confia ma mère en gloussant. Lui-même n’en a conservé aucun souvenir. Quant à moi, si j’ai toujours à la fois béni, aimé et respecté les vagues, mère si maladroite lui ai toujours voué légitime défiance » (p.161).
Cet extraordinaire livre est au moins trois choses : d’abord (et comme son titre l’indique) c’est un unanime et perpétuel juron. Voilà ce qu’analyse surtout ce qui suit. Mais c’est aussi une immense foire aux revenants, comme on n’en avait jamais visitée ou ne l’avait crue possible. Enfin, c’est une universelle irrésistible déploration, un maelström d’inventives apocalypses – mais qui serait avec cela impeccable et joyeuse caravane de recettes d’existence de justesse (le genre de joie qu’on éprouve à miraculeusement survivre à l’enfer qu’on ne cesse de déclencher !).
Tonnerres de Bresk, donc… C’est donc Tintin aux enfers, ou plutôt le juron favori de Haddock, ré-anagrammé par l’auteur. Quand on parcourt, par exemple, l’Affaire Tournesol de l’ami Hergé, les principaux « Tonnerre de Brest ! » lancés par le capitaine concernent : le chapeau emporté par le vent (que Milou déchiquète en le rapportant), la verrière qui ne se brise qu’après le fracas de l’orage (quelle source imputer à pareil délai ?), le passage à niveau qui se ferme (On ne pourra pas rattraper les bandits !), le creux inaperçu du siège arrière (le pauvre Tournesol était donc dissimulé là par ses ravisseurs), le sparadrap qui parade de doigt en doigt (la poisse nous tient !), l’installation de Séraphin Lampion avec sa petite famille à Moulinsart pendant l’aventure en Bordurie (tout ça pour retrouver ça !). Autant de cris de stupeur, de colère, d’impuissance, de déception, mais rarement, on le sait, de honte, d’allégresse ou d’admiration !
« Tonnerre de Brest » c’est donc la liberté s’étonnant (au sens littéral) du hasard ; c’est aussi le rappel que tout hasard est d’abord un rapprochement explosif ; c’est – comme exclamation – une goutte de rhétorique dans un océan de misères, ou une vaguelette d’indignation perdue dans le Déluge du sort –, c’est aussi – comme interjection –, une formule (grammaticalement) invariable (stéréotypée, qu’on ne décline pas, mais que la Fortune, elle, nous paraît bien conjuguer à toutes les sauces !), un emploi isolé (qui montre surtout l’isolement destinal de celui qui l’énonce !), l’insertion d’une parole naine dans le Silence géant des choses (on interpose une sorte de soupir de récrimination entre ce que le réel est en train de faire de nous et ce que nous constatons ne pas pouvoir pas défaire de lui).
Mais ce titre Tonnerres de Bresk dit aussi trois choses neuves, et rares : d’abord (par l’anagramme « Bresk » de l’auteur Krebs) on a quelque chose comme la parodie de l’ironie même de Cocteau (puisque ce mystère nous dépasse, ne feignons pas seulement de l’organiser, signons-le résolument de l’intérieur !). Ensuite : produisons, pour voir l’effet, une exclamation de 830 pages (élevons donc assez haut, loin et longtemps la voix pour faire taire le réel !) et une seule immense (et litanique) interjection, qui serait comme le continu cri de dépit d’un long naufrage, et la plus délirante des suppliques : puissè-je avoir pied là même où je me noie ! Mais c’est surtout le formidable conte d’un juron de Dieu même : « qu’est-ce qu’elles sont en train de me défaire là, ces sacrées créatures ?! ». Tout juron est, on le sait, vif, grossier et réactif. L’Arbitre du sort en est aussi le premier (navré) spectateur, et c’est ici comme un Témoin total qui se récrie : il a à redire à ce qui lui cloue littéralement le Verbe. Avec un titre de livre (ah, Tonnerre de Bresk !) qui murmure les seules silencieuses suites de sa rare rime en esque (évoquant l’absolu en version presque, ou une tonitruance étalée en fresque, ou un « Livre de Vie » subtilisé des mains du Créateur pour sa ré-écriture burlesque – ou grotesque…).
Au fond, l’antique « Tonnerre de Dieu ! » ne disait qu’une chose : si ce satané bordel obéit à Quelqu’un, on Le prie d’intervenir ! S’il y a un pouvoir établi – ou au moins une ruse concertée ! – derrière l’infâme salade d’aléas que vivre nous fait avaler, qu’il descende nous en purger ! Mais Tonnerres de Bresk, lui, est le juron (pluraliste, agnostique, ego-certifié, frénétique) d’un écrivain qui n’adjure plus que l’aide de son propre génie (on fait promettre au démon de la lampe de nous éclairer de cela même qu’on aura fait l’effort de comprendre), d’un aussi qui n’abjure plus du tout quelque mauvaise volonté, mais seulement… toute prudente imagination (il nie solennellement toutes les facilités de la modération, il renonce au droit même de se réveiller, il a juré l’amnésie de toute auto-discipline !), et qui, enfin, conjure le cours du monde de lui confier comme la totalité de ses discordances, ou le canon de l’Apocalypse de nous ouvrir – le plus exhaustivement et profondément possible – la charge qu’il porte ! On entend ainsi l’auteur nous glisser : ce qui vient nous assourdir n’était certes pas prévu au programme, et ce qui nous cloue le bec va nous faire sacrément gémir, mais faites confiance, tonnerre, à celui auquel vous venez de confier l’autopsie de notre Orage ! Et il se montrera ici, justement, à la hauteur de ce que la fin du monde lui enjoint de consigner d’elle. Ce fidèle secrétaire de cataclysmes en est l’émissaire scrupuleux, voyageant donc, exclusivement, en radeau.
Il n’y est pas seul, car les morts (ses morts !) viennent constamment voir ce qu’il prétend faire de sa vie. Trois exemples, avant commentaire : le retour de son père peintre (assez récemment décédé), la spécialité posthume de sa peu cordon bleu grand-mère, enfin l’algarade post-mortem avec mère et beau-père Tudiok.
« Il arrive que mon père me hurle quelque chose, je ne sais quoi. Son gosier expulse brame comminatoire, ses cheveux électrisés grésillent-diffusent odeur de poudre à canon. Je le dévisage. Entre ses paupières rouges d’insomniaque, cueille folles braises noires.
La douleur. Il me dit, me clame sa douleur. Comme il souffre et se tord, de jour comme de nuit, rongé par une lèpre extérieure et intérieure, gangrené par ses toxines.
Enfin, il m’injurie, en guise d’Eden me souhaite le Jardin des supplices, fils impotent, impuissant à lui venir en aide – le ramener sain et sauf, quelques heures au moins, de l’Enfer » (p.131).
« Hélas, grand-mère (contrairement à son époux défunt, cuisinier hors-pair) n’a jamais trop maîtrisé les plus élémentaires notions de gastronomie. Voulant mettre les petits plats dans les grands, elle s’est mise en tête de nous mijoter écureuil “à la japonaise” : minuscule écureuil vivant, voire saignant, dont elle arrache prestement la langue (ayant toujours eu le geste nerveux, voire vindicatif quand elle me pinçait au passage si je la contrariais trop franchement), avant de le plonger dans un court-bouillon agrémenté de pois-chiches et de laurier. L’écureuil a d’abord poussé cri médusé, esquissé quelques soubresauts, puis s’est résigné à son ultime état de ragoût.
Je fixe grand-mère, fixe l’assiette qu’elle me remplit à la louche. En renifle les émanations fétides. Puis éclate :
– Enfin mère-grand, avais-tu besoin de lui arracher la langue, à ce pauvre diable d’écureuil ?
Elle ricane, perfide :
– Et toi, mon pacha, de lui couper sa petite langue rose à ton ourson Michka, sous prétexte qu’il ne parlait pas ? Hein, t’en souviens-tu bougre de renégat ?
– Michka ? Mais je ne l’ai pas mangé, mon Michka ! Et puis, cet écureuil n’était pas en peluche ! Tu mélanges tout, grand-mère !… (p.35).
Je ne sais (ou ne sais que trop) quelle sainte ou sacrilège colère m’a saisi.
– Ainsi, une fois encore, vous pensiez me piéger ? Eh bien, sachez qu’ici même je vous maudis ! Oui, maman, puisses-tu pourrir en enfer ! Croupir dans ta pisse, éternellement hurler, asphyxiée par ton poison ! Et toi Tudiok, raclure de merde, t’enculer avec ta propre bite !
Ils sont restés un instant cois. Puis, comme se concertant, ont éclaté de rire. Sûrement, je ne pensais pas de telles horreurs. Une tasse de thé, une part de cake citron sans doute m’apaiseraient (…).
Personne n’aime dire du mal des morts, et moi encore moins que quiconque, à tant les fréquenter. Et j’ai certainement poussé le bouchon un peu loin. Mais eux-mêmes auront trop tiré sur la corde – et je n’ai nulle intention de me la passer autour du cou. Leurs fétides langes et linges sales qu’ils ne comptent plus sur moi pour les laver “en famille”. De leurs obscurs, toxiques desseins j’entends bien faire deuil définitif et mon propre oxygène aller le chercher très loin, aussi loin que possible » (p.85-86).
C’est que les revenants de Bruno Krebs sont tous des familiers (pas de fantômes anonymes ici, peu de grands hommes spectraux – surtout, donc, de proches ancêtres) qui ont cette particularité : ils repartent, consciemment, de leur mort. Ils reviennent donc du pire état d’eux-mêmes : le dernier. Ils sont donc là de justesse, vindicatifs, geignards (le néant comme resté fiché dans le dos et, après minimale toilette, ne s’espérant pas même cible présentable). Ils survivent ici comme morts (pas ressuscités pour un sou, nul « corps glorieux », nulle grâce tenant les rênes du zombie, gens auxquels mourir n’a pas appris grand-chose, et qu’une simple inertie – assez puissante pour faire la posthume – mène). Désabusés fantômes : pas plus de mérite à être là que n’en a figurer dans le rêve d’autrui. Défaitistes, même : simples ricochets fossiles, dont personne certes n’attend plus qu’ils improvisent ou sachent s’améliorer ! Bougons et désœuvrés, qui ne peuvent même être ni jaloux (on est jaloux de ce qu’on a, et les revenants n’ont plus rien à eux) ni envieux (on envie ce que d’autres ont, dont dans ce cas de figure on n’héritera par principe jamais !). Tristes sires, comme Lazare, dont la supériorité n’a plus de sens, ni l’initiative d’emploi. Plus même revanchards (qu’y aurait-il de plus ridicule que devoir se présenter sans corps à des duels ?), mais comment refuser à leur « proche » écrivain et mémorialiste fou ce cadeau d’une mort (comme il le dit de son père, p.130) qui agonise encore ?
Enfin, comme un fou cherche partout des recettes de raison (qu’il ne pourrait hélas trouver qu’en lui), un poète-aventurier comme Bruno Krebs décentre indéfiniment (mais lui avec succès) son imagination pour profiter au mieux de toutes les leçons de monde. On constate qu’il a tout pour lui : le sens de la formule (il ne dit pas « j’ai grand-faim », il dit « Baleine, j’avalerais Jonas », p.245 ; il résume ainsi son amnésie : « le passé opérant son propre ménage », p.169 ; il n’esquive pas sa fausseté, il écrit « Le mensonge, seconde nature, ma place en enfer d’ailleurs largement assurée, même sans réserver », p.178 ; à la question d’une midinette torse nue : « Et tu fais quoi, sinon, dans la vie ? », il répond « Dans la vie, j’écris ma vie » – ce qui d’ailleurs lui vaut aiguë réplique : « Merde. T’es encore plus barge que je croyais », p.136)… Autre chose : il est admirable conteur de l’intériorité : ses humeurs mêmes, par exemple, ont le sens de l’intrigue, comme on voit dans son rapide coup de blues dans une venteuse et fraîche déambulation d’Amsterdam (p.111) :
« Mon pauvre ami (c’est ainsi que je m’interpelle parfois, en cas de force majeure), vas-tu te laisser choir une fois encore sur un banc, finir en hypothermique serpillière ?
(Car oui, j’ai souvent caressé ce désir coupable de rendre l’âme, les os imprégnés d’un fluide si pernicieux, son poison m’aurait peu à peu congelé le cœur et endormi dans une réfrigérante béatitude – j’ai lu cela très jeune, chez les explorateurs polaires et autres himalayistes).
Je me ressaisis… ».
Mais Krebs montre surtout, dans d’incessantes descriptions sachant comme accoucher les unes des autres, cette suprême qualité du coup d’œil verbal, de la vigilance nativement synthétique, comme on lira brièvement ici, dans le « rendu » écologique, comme, ensuite, dans un raout de légende (à la synesthésie souveraine, comme Proust et Poe conteraient ensemble ce qu’ils voient, depuis le même quai ou seuil) :
« Le Havre, enfin, petit matin.
Sauf qu’en ce havre ne règnent guère ni paix, ni félicité.
Une usine “Seveso” ayant implosé en amont, la baie entière se trouverait contaminée. Même les mastodontes parqués au large hésitent à dégazer, craignant réaction chimique et retour de flamme. Des pêcheurs auraient ramené dauphins aveugles, agonisant dans leurs chaluts. Et deux rorquals coup sur coup se sont récemment échoués, infectant l’atmosphère cinq kilomètres à la ronde » (p.120).
« Ils sont une bonne vingtaine, une trentaine peut-être à décortiquer crabes, araignées, langoustes et langoustines, ouvrir les huîtres et déboucher le champagne sans encombrer outre mesure palatiale cuisine (monumentale cheminée, géants chaudrons). Chemises ou polos, vestes de tweed ou plus stricts costards, nonchalamment me serrent la pince, font mine de me reconnaître ou méconnaître. Ou plus vifs, plus vieux, parviennent à reconstituer ténu fil généalogique puis, fiers de la performance, m’introduisent en fanfare auprès du cercle le plus proche – qui me tourne le dos sans protocole, peu soucieux d’approfondir trop distendue correspondance. Les femmes manifestent curiosité plus marquée : en catimini me dévisagent, ou plus franchement me toisent tel un spécimen conservé dans le formol – sans chercher à déguiser la surprise, voire l’inconfort où les plonge ma mise débraillée. En guise de baiser, daignent à peine me tendre joues glacées : les plus mûres diffusant parfum de talc ou sucre vanillé – les plus jeunes, reliquat d’iode et de crème solaire quand distraitement je les flaire… » (p.125-126).
On aura peut-être, d’après le choix de citations, conclu (à bon droit) que je n’ai pas dépassé, pour l’instant, les deux cents premières pages du livre. Et en effet : je lis Bruno Krebs depuis bientôt cinquante-cinq ans, avec la même admirative stupeur, la même centrale et bouleversée gratitude. Si cette fois j’ose enfin prendre mon temps, cours donc déjà, lecteur, y illuminer le tien.
Marc Wetzel
Bruno Krebs, né en 1953. Une œuvre méconnue, et unique. Une rare puissance, une extrême originalité. C’est, probablement, le plus grand conteur de l’existence moderne. Chez Climats, d’abord, L’émissaire. Chez Gallimard, les extraordinaires récits de : Dans la nuit des chevaux ; Chute libre ; ou La mer du Japon, par exemple. À l’Atelier contemporain, plus récemment : L’île blanche ; Styx. Il y a peu de choses que cet esprit n’aura pas rêvées, et sauvées.
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