Tobie des marais, Sylvie Germain (par Sandrine-Jeanne Ferron)
Tobie des marais, Sylvie Germain, éditions Gallimard, 1998, 221 pages

Tu n’aimes pas encore si ta vue ne transgresse pas les limites du visible, si ton ouïe ne perçoit pas les changements et soupirs du silence, si tes mains ne savent pas effleurer l’autre à travers la distance, l’étreindre dans l’absence. Non, tu n’aimes pas encore.
Le temps est en arrêt et le visible en crue.
Ce sont pour des phrases comme celles-ci que ça vaut le coup de se lever le matin, peu importe ce qu’il y a sur la table. L’émotion pour que la vie soit mémorable. Les êtres. Ce texte n’est pas une note de lecture, il est un hommage. Une lettre de remerciement adressée au personnage de Déborah. L’arrière-grand-mère de l’enfant Tobie. Ce sont deux des personnages majeurs du livre de Sylvie Germain. Les êtres autour de la table.
Déborah venait de loin, loin dans le temps et dans l’espace. Elle était née avant le siècle dans un village de Galicie polonaise, et jusqu’à l’âge de dix-neuf ans elle avait vécu dans son shtetl situé en bordure d’une rivière nommée Lubaczówka.
New-York. Elle est débarquée à Ellis Island. La statue de la Liberté pour elle n’entrouvre pas le ciel de son flambeau, éclairer le monde, c’est un pieu qui le déchire et enflamme tous ceux qui suivent sa lumière. Ou osent la défier. D’Ellis Island au marais Poitevin, cadre cher à l’auteure, ce texte est une projection ou une continuité. Ce que Déborah m’a inspiré.
Changer de lieux, changer de peaux. J’ai changé d’idée. Déborah. Je remercie Sylvie Germain de l’avoir écrite, récréée, composée, imaginée ou réveillée d’une mémoire, laquelle, peu importe au fond les arcanes de la découverte ou de la création, appartient aux personnages. Ce débat de la fiction et de la réalité est vain. Est-ce plus valable si c’est vécu, réelle ou littéraire, Déborah est vivante dès lors qu’elle est lue. Et tout ce qui est écrit a été vécu.
Déborah. Sa figure a fortement marqué la mienne. Sa foi, sa force. Nul besoin de pouvoir, elle a la puissance. Peu importe le lieu où elle a planté sa maison, c’est sa terre qui coule dans ses veines. En elle sa maison, la terre, ils sont tous les êtres qu’elle a aimés. Des mondes qui ne sont perdus que pour les objets ou par les images.
Déborah a reçu une image, une vision, l’image qui imprime la rétine tant que le sang l’irrigue. Ça tient et ça dure au moins pour une vie. J’y ai vu la femme que fut ma grand-mère, je me suis vue vieille dame, je me suis vue dans dix ans. Je remercie Sylvie Germain d’avoir su ménager un espace réel pour que, toi, moi et tous les autres, nous y déposions notre projection et sa continuité. Une autre histoire. Alors oui j’ai imaginé une lettre, j’ai imaginé que je porte le prénom de Déborah, que j’ai soixante ans et que j’écris à la femme que je fus dix ans plus tôt. Pour la remercier, pour qu’elle ne désespère pas, pour qu’elle ne perde ni patience, ni le goût de l’existence. Le fil. Et pouvoir ainsi embrasser toutes les époques et tous les espaces sans défaillir. Se renouveler, se relever même du pire et insuffler l’amour à son tour dans un autre cœur. Pas le mot détourné mais bien celui qui fait pousser un arbre vers le ciel, qui fait se relever celui qui tombe. C’est le sujet du livre et c’est pour cela que nous avons accepté la Vie, toi, moi et tous les autres. L’arbre, la terre et qui sait, peut-être même la maison. C’est pour cela que nous racontons des histoires aux autres comme à nous-mêmes. Pour démultiplier les mots, les champs, les lieux, les idées. Amplifier chacun du bord de la vie jusqu’aux parois du mot Fin. En espérant y mettre du sens pour la suite.
&
Ma chère Déborah,
C’est à ton énergie que je te dois cette vue. En bleu. Un jardin bleu en vert. Un océan. La table sur laquelle je t’écris. Cette fenêtre que je referme chaque matin pour l’ouvrir à la brune. Croire ou croître, entre oublier et se souvenir, pour moi, tu as mordu le sol. Évacuer la douleur, songer à te supprimer, tu as renoncé. C’est moi que tu aurais supprimée. Tu as hurlé à injurier les cieux et c’est moi qui t’ai entendue. Tu as produit mon âge en litres de larmes, soixante litres de larmes, dis-moi combien ça fait en millions, tu as usé tes yeux sur les parois du réel et c’est moi qui ne vois plus. Le poids de la monture entaille le lobe de mes oreilles. Il faut une monture solide pour supporter une telle épaisseur de verres. Combien me faut-il de centimètres pour retraduire la vue, le jardin, l’océan, la table, la fenêtre, il faut écrire des milliards de signes pour ne plus entendre. La distance. Voir mon sang couleur terre quitter ton corps, des larmes qui ne trouvent plus leur chemin, ramper dix années dans tes canaux lacrymaux à ne plus savoir ce qui m’appartient. Ne pas faillir. Tes yeux sont des tombeaux au sein desquels j’ai préservé mes ruptures.
Tant de fois j’ai déplacé mon corps. Aujourd’hui, je vis aux États-Unis sur une île qui penche et où les noms des rues sont des villes de France. Là où tu es arrivée dix ans plus tôt. Je suis restée. Les déménagements. L’exil. Les deuils. Les rejets. L’ignorance, le mépris et l’isolement. Le flot continu d’êtres dans la cornée. J’ai survécu. La foi ou la ténacité, où se situe la frontière entre, tu m’as conduite jusqu’à moi. Notre compagnonnage. De toi à moi, notre corps a tenu. Le même, sans trop de poisons dans le sang, le même car nulle transfusion ou coquetterie de stars, le cœur alerte au point de sentir l’impact de l’air, la tête encore debout pour combler le vide entre un noyau et ce qui gravite autour. Traduire ou interpréter pour survivre. Entre la masse et le volume, c’est l’arbre qui se tend vers la lumière. C’est l’iguane qui fait fuir l’oiseau. C’est le soleil qui détale chaque soir. C’est la pluie qui décroche le ciel et c’est le vent qui fait grincer les gonds des jointures de cette maison. Les miennes. Je ne tiens pas de journal, des mots pour tenir le passé à bout de bras, je me tiens sur le bord des jours. Les mots, je les lis, je les enseigne, je les remets dans l’ordre et entre ma langue maternelle et celle que j’ai adoptée, je compose. Souvent ai-je été sollicitée pour raconter ce que fut mon expérience, toutes sont exceptionnelles par essence n’est-ce pas, existences soumises aux lois de l’impermanence et ici plus qu’ailleurs. Je refuse cet exercice de composition. Je laisse aux autres le soin de la collecte, des photos peut-être, des objets sans doute, une empreinte sur la pierre tombale, la question est de savoir quoi graver. Où. À Miami. Mourir en une nuit, à la veille de mes cent ans, mourir en cessant de me battre. Mon cœur cessera d’irriguer le corps labyrinthique, le tien, le mien et aucune de nous deux ne s’endormira sur le marbre.
Toi et moi refusons l’incinération. Ce sera tout.
Mourir en te sachant à mon chevet, ta main dans la mienne, comme toutes les fois où je t’ai serré dans mes bras lorsque tu t’effondrais sur le sol, le sentais-tu, toi et moi à dix années de distance. Dix années à l’échelle d’une vie, ce n’est que du temps. Quatre-vingt-sept mille six cent soixante heures. J’ai tenté de franchir le seuil, de déchirer le voile entre toi et moi, d’outrepasser les règles, celles selon lesquelles nul ne peut s’affranchir du temps ou s’extraire de l’espace. Écrire aux morts. Parler aux êtres du futur. Par quel moyen pouvais-je te retenir, te soutenir, me tenir à toi, te dire que je t’attendrai, que jamais je ne t’ai abandonnée. Toi et moi sur le bon chemin. Le même puisque le nôtre.
Écrire à la femme de cinquante ans que tu es, répondre à la femme de soixante ans que je suis, or par quel biais étendre sur la même table la diffraction du temps et de l’espace, quelque chose comme poser sur une surface plane ta place et la mienne en ce monde. Ainsi vont ceux qui avancent dans les livres. Il ne s’agit pas de parler aux morts puisque je suis vivante, puisque tu es en moi.
Parler à la femme dans dix ans, à la femme il y a dix ans, il n’y a entre nous que la nature immatérielle de la vie. Son identité. Il ne s’agit pas de croire mais de croître. De toi jusqu’à moi. Celle par laquelle toi et moi avons tout décidé avant, tout et avant, avant de naître, toutes les conditions pour que les expériences qui cisailleront nos membranes adviennent. Entre le flash que provoque la rencontre entre deux comètes-gamètes et la lumière que les étoiles génèrent avant de mourir, il y a le tunnel par lequel toi et moi sommes arrivées et par lequel nous repartirons. Oui nous avons choisi et nous avons tout oublié. Ton prénom qui est le mien. Te souviens-tu pourquoi tu es née française, j’ai oublié pourquoi j’ai choisi une mère qui ne le fut pas. Un père pour porter son nom et une image sur une photo. Tu as oublié pourquoi j’ai choisi de naître fille entre trois garçons, en cet endroit du monde, à cette époque. J’ai oublié pourquoi j’ai choisi de grandir en ayant mal, en ayant peur, en me faisant mal. J’ai oublié pourquoi tu as choisi de souffrir du manque de place, pourquoi j’ai choisi les situations où l’autre m’en a privée. Être touchée par des hommes et n’en aimer qu’un seul. Toi et moi avons tout effacé.
Aujourd’hui c’est un geai bleu qui apprécie le rebord de ma fenêtre et il me plaît de penser qu’il a choisi de revenir sous cette forme. L’iguane ne l’effraie plus. Le saurien doté d’un œil pinéal ne lève pas le cou, le voit-il, toujours au niveau du sol c’est lui qui ramasse les miettes que le geai dédaigne. L’homme qui fut ton époux et dont j’ai recueilli les trois derniers mots. Je n’ai rien omis du pourquoi, pourquoi lui, pourquoi ai-je enseigné, pourquoi n’avons-nous pas eu d’enfants et j’ai gommé les points d’interrogation. Transmettre. Tu m’as transmis ta ténacité. Je t’ai appris la foi. Et dans tes espaces, je me suis installée. Je n’ai rien modifié hormis peut-être une ou deux qualités. L’épiderme. Tu as placé ta vie à ma hauteur. L’humilité de poursuivre, l’intuition du grand âge, le geai dépose chaque matin mes vingt prochaines années. Il peut vivre vingt ans or qu’en est-il de ses choix, il me livre l’image, toi sur une photo et notre visage qui se délite. Pas la couleur. La pupille qui se dilate ou se délave. Alors que faut-il comprendre, rien, me répond-il, apprendre à aimer ou à mourir ou les deux, réparer des vies précédentes, qui sait. Toutes les vies des êtres aimés qui meurent dans nos yeux. Il s’agit de retrouver le fil, de renouer l’itinéraire mais pas trop vite, pas trop tôt. Changer d’idées plus que de lieux pour faire correspondre l’avant avec l’après. L’itinérance en trois mots. Toi dans trente ans, moi dans vingt ans. Il n’y a pas de destin à écrire, de réponse au pourquoi, pourquoi moi. Il n’y a que l’amour de la convergence, toi, moi et tous les autres. Les arbres, les terres et les maisons. Une seule et même continuité projetée.
Pourquoi pas moi.
L’homme que nous avons chéri ne vivait plus depuis qu’il connaissait le jour de sa mort. C’est comme dans les livres, lire la fin n’apporte pas les réponses, pire ça tue le sens et sa croissance. L’élan du désir.
Il me plaît aujourd’hui d’habiter le monde tel le geai.
Et son rire s’envole dans la nuit sur un air de valse étincelante, il tourne au ras du ciel pour demander à Dieu si les choses, vraiment, ont le droit d’être comme ça. Et les hélianthes plantés sur la tombe dispersent leurs pétales comme autant de points d’interrogation dans le vent nocturne.
Rien ne commence. Tout continue. Je sais désormais que le pas derrière le rideau de la vie n’est que la continuité du pas derrière le rideau de la mort. Il est revenu pour me le dire.
Déborah.
Sandrine-Jeanne Ferron
Tobie des marais, Sylvie Germain, éditions Gallimard, 1998, 221 pages.
Sylvie Germain est une écrivaine française, née en 1954. Après des études en philosophie, Emmanuel Levinas comme professeur, elle enseigne la philosophie et le français au lycée français de Prague, de 1986 à 1993. Elle a publié plus de trente romans, essais et nouvelles. Elle a reçu, entre autres distinctions, le prix Femina pour Jours de colère et le prix Goncourt des Lycéens pour Magnus.
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