The Game, Alessandro Baricco (par Sylvie Ferrando)
Ecrit par Sylvie Ferrando 08.07.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Essais, Italie
The Game, février 2021, trad. italien, Vincent Raynaud, 415 pages, 6,20 €
Ecrivain(s): Alessandro Baricco Edition: Folio (Gallimard)
Si l’on en croit les détracteurs d’Internet et du tout numérique, nous sommes en train de construire une civilisation virtuelle, artificielle, superficielle, décliniste, qui génère des peurs en comparaison desquelles la maîtrise du subjonctif est très rassurante. En effet, nous « roulons tous feux éteints », nous préparons une mutation anthropologique sans précédent, une véritable révolution mentale. Qu’en est-il vraiment ? Dans cet ouvrage, documenté et idéologiquement orienté, Baricco prend parti pour le numérique, séduisant et ludique, ce qu’il appelle le « Game ».
« Digital », tout comme « numérique », signifie que les informations sont traduites en chiffres par la machine. A l’emploi du terme « Internet », désignant le réseau informatique mondial, Baricco préfère celui de « Web », abréviation de « World Wide Web », ou toile mondiale, système hypertexte créé par l’informaticien Timothy John Berners-Lee en 1990 : la formule est plus dynamique, plus branchée.
L’ouvrage offre un récapitulatif historique, de 1978 jusqu’à nos jours, depuis le premier jeu vidéo (Space Invaders, qui a succédé à Pong) jusqu’à l’avènenent du « Game », c’est-à-dire de l’écosystème du jeu informatique au sens large, dans toutes ses modalités, jusqu’à l’intelligence artificielle. Après la « vertèbre zéro » de cette architecture, vient « l’âge classique », avec l’effacement des médiations, l’accès direct aux données et la dématérialisation des supports, puis la « colonisation », c’est-à-dire la conquête du Web, cet extraordinaire mappa mundi : naissance de Wikipedia (2001), de Linkedin (2002), de BlackBerry (2003-2016), de Skype (2003), de Facebook (2004), de YouTube (2005), de Twitter, de You Porn (2006), de l’Iphone (2007), le merveilleux jouet de Steve Jobs, de Spotify (2008)…
Et, depuis la naissance de l’Iphone, « plus rien n’a eu de chances de survie sérieuses qui n’ait dans son ADN le patrimoine génétique des jeux vidéo », c’est-à-dire : un désign agréable, des temps de résolution de problème courts, une augmentation progressive de la difficulté du jeu, l’absence d’immobilité des objets sur l’écran, la mobilité, physique et mentale, de l’usager, un apprentissage produit de façon inductive par le jeu et non par des consignes abstraites, une utilisation immédiate et intuitive, un affichage régulier du score à chaque étape. De telles remarques sont intéressantes pour de nombreux utilisateurs des outils numériques, et en particulier les enseignants, que pourtant certaines de ces lignes heurteront.
La post-expérience du « Game » est « fatigante, difficile, sélective et déstabilisante », nous dit Baricco : l’environnement du Game est intense, mobile, fluctuant, imprévisible, l’humanité est « augmentée » par le numérique, par une page Facebook, par un compte Twitter ; nous essayons d’enrichir nos vies par cette post-expérience, celle du 2e monde, virtuel, du numérique, nous nous donnons une nouvelle façon de vibrer, nous nous arrachons à notre solitude et à notre ennui. Toutefois, Pascal a écrit des pages tout aussi intéressantes sur l’inanité du divertissement.
Dans l’aventure du « Game », ce sont des hommes et des ingénieurs qui sont au pouvoir – des ingénieurs, non des philosophes, qui ont mis en place non des systèmes théoriques mais des outils. Baricco pointe la simplicité d’utilisation de l’Iphone vs la complexité et la difficulté de la conception des logiciels. Il s’agit de « chercher l’essence derrière l’apparence, le simple à l’intérieur du complexe, […] la synthèse après les différences ». A partir des « applis », qui apparaissent en 2008 dans l’Apple Store, c’est le règne du fun : naissance d’Airbnb (2008), de WhatsApp et d’Uber (2009), d’Instagram (2010), de Snapchat (2011), de Tinder (2012), d’AlphaGo (2016)… En 2011, année où apparaît le stockage des données dans l’Icloud, l’utilisation des applis dépasse celle du Web, l’espace libre et ouvert devient privé – il appartient à quelqu’un.
L’insurrection numérique, en se passant de médiations, est en prise directe avec les informations et désamorce les élites ; elle provoque un grand bouleversement géologique et politique, un changement de paradigme : aujourd’hui, on peut non seulement organiser un voyage sans agence de voyage, mais les forums de lecteurs ont parfois plus de poids que l’avis de critiques ou de médias institués. Plus encore, chaque individu a voix au chapitre, trouve une tribune pour s’exprimer, sans quitter sa « zone de confort ». « Les nouvelles élites se reconnaissent », nous dit Baricco, à cela qu’elles « sont capables de post-expérience ». Ce sont elles qui fixeront les nouvelles valeurs et les lois du « Game », c’est-à-dire ce qui est beau, juste, désirable, vivant ou mort, pour le plus grand nombre. Attention cependant (malgré sa fascination, Baricco n’est pas tout à fait dupe) : « L’effort de penser en profondeur s’est inversé en plaisir de penser rapidement ». L’avenir distinguera, désignera les vraies élites.
L’ouvrage se lit comme une carte de Tendre, dont les parcours sinuent entre les diverses modalités du numérique, parmi les différentes strates de cette géographie (en 2 D) ou de cette architecture (en 3 D). Cet éloge a pour effet d’idéaliser le paysage sans en accentuer les écueils : big money, pouvoir démagogique, divertissement factice, abolition de la stratification des savoirs disciplinaires, violation de la vie privée, monopole et absence d’imposition des GAFAM, perte d’autorité des élites culturelles, génocide d’auteurs et multiplication d’« écrivants », soumission des masses, commerce parallèle, fake-news et post-vérité (c’est-à-dire absence de vérité)… Certains de ces écueils sont modérés, comme ce que Baricco appelle la « vérité-minute », vraie un jour, fausse le lendemain, ou le « storytelling », discours qui rationalise et habille une partie de la réalité.
Bien que Baricco se défende de juger, et se targue dans cet ouvrage de seulement comprendre une situation, le lecteur ne peut que ressentir la fascination qu’exerce le « Game », puissant porteur d’avenir pour notre civilisation, sur Baricco.
Sylvie Ferrando
Alessandro Baricco, né en 1958 à Turin, écrivain, musicologue et homme de théâtre italien, est l’auteur de nombreux romans, Océan mer (paru en 1993, publié en français en 1998), Soie (paru en 1996, publié en français en 1997), Emmaüs (paru en 2009, publié en français en 2012), d’une pièce de théâtre et d’essais, tel The Game, paru en italien en 2018.
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A propos de l'écrivain
Alessandro Baricco
Alessandro Baricco, né le 28 janvier 1958 à Turin, écrivain, musicologue et homme de théâtre italien, est l’auteur de nombreux romans (Océan mer, paru en 1993, publié en français en 1998, Soie, paru en 1996, publié en français en 1997, Emmaüs, paru en 2009, publié en français en 2012), d’une pièce de théâtre et d’essais.
A propos du rédacteur
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Rédactrice
Domaines de prédilection : littérature française, littérature anglo-saxonne, littérature étrangère
Genres : romans, romans noirs, nouvelles, essais
Maisons d’édition les plus fréquentes : Gallimard, Grasset, Actes Sud, Rivages, Minuit, Albin Michel, Seuil
Après avoir travaillé une dizaine d'années dans l'édition de livres, Sylvie Ferrando a enseigné de la maternelle à l'université et a été responsable de formation pour les concours enseignants de lettres au CNED. Elle est aujourd'hui professeur de lettres au collège.
Passionnée de fiction, elle écrit des nouvelles et des romans, qu'elle publie depuis 2011.
Depuis 2015, elle est rédactrice à La Cause littéraire et, depuis 2016, membre du comité de lecture de la revue.
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